samedi 12 octobre 2013

Débat aux Rendez-vous de l'histoire à Blois : Penser et enseigner la guerre, une nécessité toujours d'actualité


Enseignement : des conflits sans histoire
Cent ans après le début de la Grande Guerre, comment transmettre l'histoire des conflits dans une époque troublée ? A l'occasion des 16es Rendez-vous de l'histoire de Blois, qui se déroulent jusqu'au 13 octobre, philosophes et historiens débattent

Les premiers récits scolaires de l'histoire en avaient fait un repère événementiel privilégié où s'enchâssaient les batailles menées par de grands généraux dont il fallait mémoriser les hauts faits. L'enfant récitait le courage des patriotes ; il classait les vainqueurs et vaincus et pouvait se perdre dans l'inventaire des techniques, des stratégies, et des espaces piétinés par la guerre. De la guerre des Gaules à la première guerre mondiale (entrée dans les programmes en 1923 !) en passant par les violentes guerres coloniales, le rythme du roman national se voulait incontestablement guerrier et la gloire forgeait de l'identité nationale.


Il n'en est plus du tout de même à présent. Pour des raisons surtout pratiques, l'histoire scolaire ne peut pas répondre au souci d'exhaustivité. Quelques arbitrages de l'institution ont donc fait disparaître certaines guerres (comme la guerre de Trente Ans, à peine évoquée), et minoré d'autres. Surtout, ils ont condensé la trame événementielle pour ne retenir des guerres qu'une dimension synchronique, comparatiste et mémorielle. L'acmé de cette approche plus thématique se situe dans le programme de 1re qui consacre une partie à la " guerre au XXe siècle ", appelant à cheminer entre la première guerre mondiale, la seconde, la guerre froide et les " nouvelles conflictualités " qui s'ensuivent. Ce traitement vise à circonscrire des " modèles " susceptibles de fonctionner comme grilles d'analyse.
Ainsi, la première guerre mondiale sert de prisme à l'analyse d'une " expérience combattante " et de la " violence de masse " dans le cadre d'une " guerre totale ", quand la seconde envisage l'idée de " guerre d'anéantissement " et que la guerre froide se réduit à un " conflit idéologique " entre puissances. La guerre est ici utilisée pour inviter à réfléchir aux questions de la violence, de la barbarie, de la survie, et aux inventions de nouvelles formes guerrières du temps présent. Cette approche typologique n'est pas inintéressante en soi mais mérite une véritable analyse qui va bien au-delà des critiques redondantes sur " la disparition de la chronologie ". Car, vu sous ces angles parfois fourre-tout, l'enseignement des guerres les transforme en objets civiques et moraux.
Or les travaux d'historiens montrent que l'étude des guerres obéit à des périodisations fines, tissées d'événementiel et aussi de perceptions subjectives des temporalités. Le temps de la tranchée n'est pas celui d'une frise.
Certes, l'analyse des programmes ne présume pas forcément de la réalité des enseignements et de ce que savent aujourd'hui les élèves. On dispose de peu de données précises sur ces aspects. Néanmoins, une enquête lancée par l'université Lyon-II et soutenue par l'Institut français de l'éducation (IFE-ENS de Lyon) a permis de recueillir près de 6 000 récits d'histoire nationale chez des élèves de tous les cycles. Actuellement en cours de traitement, elle révèle 7 759 occurrences de " guerre " contre 84 occurrences de " paix ". La première et la seconde guerre mondiale sont les plus mentionnées en tant que moments de basculement du destin de la France, y compris dans les récits les plus courts. La première est la plus détaillée. L'" expérience combattante " n'est pas celle du combat mais des conditions de vie dans la tranchée organisées autour des rats, des poux et du manque d'hygiène.

Une autre enquête portant spécifiquement sur la première guerre auprès de 250 lycéens de Nanterre confirme cette tendance. La guerre n'a pas de protagonistes autres que les poilus, confirmant ainsi les représentations dans la société. C'est une guerre quasi dénuée de batailles exceptée celle de Verdun, fétichisée comme idéal type ; une guerre sans historicité propre. Le registre compassionnel est le plus utilisé. Le récit proposé dépolitise les enjeux et qualifie moralement l'événement d'" horrible ", d'" atroce ". De cette guerre, on ne connaîtra ni vraiment les causes, ni les multiples scénarios, ni la diversité des acteurs, ni même les dénouements.

Soumises à la contingence d'un montage qui se défend de l'encyclopédisme mais préfère le survol d'abondants faits historiques à l'approfondissement, soumises à la tension entre des finalités civiques, intellectuelles et identitaires, les guerres enseignées sont en voie de perdre les histoires qui les singularisent et d'emporter dans l'oubli les hommes et les femmes qui s'y sont inscrits.

Enseigner les guerres suppose donc de ne succomber aux charmes ni des modèles ni des trop rapides catégorisations, et de quitter l'empathie préalable pour entrer dans l'intelligibilité. Au croisement des histoires politique, militaire, sociale, économique, et culturelle, l'étude des guerres gagnerait à ne pas se plier à la cadence intenable des trop lourds programmes. Les enseignants ont besoin de temps et d'une solide formation pour dépoussiérer ces guerres qui, toutes, font l'objet de nombreux renouvellements historiographiques encore trop méconnus.

Laurence De Cock

Professeure au lycée de Nanterre, fondatrice d'" Aggiornamento ", collectif de réflexion
sur l'enseignement de l'histoire et la géographie

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire