vendredi 5 février 2016

EMC : Peut-on aborder des sujets polémiques et idéologiquement orientés à l'école ?

"L'individualisme n’est pas la maladie de notre époque, c’est l’égoïsme, ce self love, cher à Adam Smith, chanté par toute la pensée libérale. L’époque est à la promotion de l’égoïsme, la production d’ego d’autant plus aveugles ou aveuglés qu’ils ne s’aperçoivent pas combien ils peuvent être enrôlés dans des ensembles massifiés. Et c’est bien d’ego qu’il s’agit, puisque les gens se croient égaux alors qu’en réalité ils sont passés sous le contrôle de ce qu’il faut bien appeler le « troupeau ». Celui des consommateurs, en l’occurrence.", écrivait Dany-Robert Dufour dans le Monde diplomatique de janvier 2008.



Et de poursuivre : "Vivre en troupeau en affectant d’être libre ne témoigne de rien d’autre que d’un rapport à soi catastrophiquement aliéné, dans la mesure où cela suppose d’avoir érigé en règle de vie un rapport mensonger à soi-même. Et, de là, à autrui. Ainsi ment-on effrontément aux autres, ceux qui vivent hors des démocraties libérales, lorsqu’on leur dit qu’on vient – avec quelques gadgets en guise de cadeaux, ou les armes à la main en cas de refus – leur apporter la liberté individuelle alors qu’on vise avant tout à les faire entrer dans le grand troupeau des consommateurs.

Mais quelle est la nécessité de ce mensonge ? La réponse est simple. Il faut que chacun se dirige librement vers les marchandises que le bon système de production capitaliste fabrique pour lui. « Librement » car, forcé, il résisterait. La contrainte permanente à consommer doit être constamment accompagnée d’un discours de liberté, fausse liberté bien sûr, entendue comme permettant de faire « tout ce qu’on veut ».

Notre société est en train d’inventer un nouveau type d’agrégat social mettant en jeu une étrange combinaison d’égoïsme et de grégarité que j’épinglerai du nom d’« égo-grégaire ». Il témoigne du fait que les individus vivent séparés les uns des autres, ce qui flatte leur égoïsme, tout en étant reliés sous un mode virtuel pour être conduits vers des sources d’abondance. Les industries culturelles jouent ici un grand rôle : la télévision, Internet, une bonne partie du cinéma grand public, les réseaux de la téléphonie portable saturés d’offres."

Cet extrait peut-il être utilisé comme sujet de réflexion en EMC ? Et si oui, dans quelle classe et à travers quelles activités ?

Le sujet est polémique et le ton de l'auteur est bien celui d'un manifeste politique. Doit-on alors éviter d'utiliser ce message en classe au titre qu'il produit une critique politique et idéologique de la société de consommation, du capitalisme libéral et des médias supposés ici être à la solde d'un abrutissement des masses ? Je ne crois pas.
On pourrait sans doute s'appuyer sur ce texte en EMC mais à condition de le faire dans le respect de la laïcité, c'est à dire sans parti prix idéologique, par un exercice d'analyse rationnel, d'éducation au jugement et dans la perspective d'instruire les élèves, futurs citoyens.

L'analyse de cet extrait pourrait donc déboucher sur un questionnement autour du rôle des médias d'une part et sur la construction d'une définition de la société d'information d'autre part.

C'est dans le cadre d'une classe de Première que ce questionnement pourrait avoir sa place en EMC sous le thème des enjeux moraux et civiques de la société de l'information.

On pourrait par exemple préparer un débat à visée philosophique autour de la problématique suivante : les médias de masse sont-ils des instruments de l'émancipation des citoyens ou sont-ils au contraire aliénants ? Le vivre ensemble est-il protégé ou menacé dans la société de l'information ?

Au service d'un débat d'idées, cet extrait peut certainement s'avérer très riche renvoyant l'élève à sa propre personne, à sa responsabilité en société, et aux conditions de son émancipation pour accéder au statut de citoyen éclairé et capable de penser par lui-même.


Note sur l'auteur (source Wikipédia) : 
Dany-Robert Dufour est un philosophe français contemporain, professeur de philosophie de l'éducation à l’université Paris-VIII, et ancien directeur de programme au Collège international de philosophie de 2004 à 2010 et ancien résident à l'Institut d'études avancées de Nantes en 2010-2011. Son travail porte principalement sur les processus symboliques et se situe à la jonction de la philosophie du langage, de la philosophie politique et de la psychanalyse.

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