mardi 20 janvier 2015

Exposition au mémorial de la Shoah : La Shoah dans l'oeil des Soviétiques

Extrait d'un article du Monde du 18 janvier :

Depuis quelques années, une démarche de documentation des images des camps nazis a été entreprise par les historiens. Des expositions mémorables jalonnent ce travail, depuis " Mémoire des camps " (Hôtel de Sully, 2001), pour la photographie, jusqu'à " Filmer les camps " (Mémorial de la Shoah, 2010) pour les films. Ce travail qui interroge et classifie (qui, où et quand filme ou photographie précisément quoi ?) répond de manière salutaire à certains documentaires qui, par leur usage spectaculaire, esthétisant et non raisonné des archives, trahissent leur vocation de témoignage et brouillent la compréhension des événements. S'ouvre aujourd'hui, à l'occasion du soixante-dixième anniversaire de la libération des camps, un nouvel événement appelé à faire date. " Filmer la guerre : les Soviétiques face à la Shoah (1941-1946) ", qui se tient du 9  janvier au 27  septembre  2015 au Mémorial de la Shoah, montre et met en perspective des images en grande majorité inédites, fruit d'un long et minutieux travail d'exploration mené par une dizaine de chercheurs français dans divers fonds d'archives en Russie, en Ukraine et en Pologne.



Il faut souligner la rareté des documents qu'on découvre ici. Contrairement aux bandes d'actualité et aux documentaires tournés par les troupes anglo-américaines lors de la libération des camps de concentration à l'Ouest, les vues des opérateurs soviétiques ont longtemps été soustraites à l'attention des chercheurs comme du public. Deux raisons expliquent cet état de fait. La guerre froide d'abord, qui a contribué à faire disparaître ce matériau derrière le rideau de fer. La suspicion qui a pesé, ensuite, sur ces archives accusées d'être mises au service de la propagande, au mieux par la mise en scène de vues reconstituées données pour réelles (mettre en valeur l'Armée rouge en rejouant la libération d'Auschwitz avec des figurants), au pire par le montage de preuves falsifiées (le massacre de milliers d'officiers polonais à Katyn, basse œuvre du NKVD imputée aux Nazis dans un film de 1944).

C'est pourtant contre ces préventions que s'élève une des commissaires de l'exposition, l'historienne Valérie Pozner, chercheuse au CNRS, spécialiste de l'histoire du cinéma russe et soviétique : " Nous avons voulu établir l'importance de ces images oubliées, les contextualiser, en montrer la complexité. Il fallait aller au-delà des quelques clichés ressassés à leur propos. On reproche aux Soviétiques d'avoir mis en scène des plans à Auschwitz, mais on oublie de dire que ces plans n'ont jamais été montés.On oublie aussi de rappeler que les Américains ont également fait de la reconstitution, notamment à Mauthausen. De même, on ne peut, en vertu du seul film sur Katyn, nier l'authenticité de la plupart de ces documents. La vérité est que l'ensemble de ces images constitue une trace irréfutable et sans équivalent de ce que fut la Shoah à l'Est. "

L'ampleur et la virulence des crimes
De fait, ce sont bien les Soviétiques, pour des raisons géographiques et stratégiques, qui sont les premiers, pour ne pas dire les seuls, mis en présence des sites et des diverses traces de l'extermination des juifs, concentrée à l'Est. Dès 1942, l'Armée rouge part à la reconquête du territoire et découvre à mesure de son avancée l'étendue des exactions nazies. C'est elle qui prend la mesure du massacre des résistants et des populations civiles. Elle qui constate l'assassinat d'un million et demi de juifs par le fait de ce que les historiens nomment la Shoah par balles. Elle encore qui délivre les camps d'extermination de Majdanek et d'Auschwitz (la majorité des autres sont démantelés dès 1943, à l'instar de Treblinka et de Sobibor). Devant l'ampleur de ces crimes, qui ne visent pas d'ailleurs que les juifs, les Soviétiques créent, dès 1942, une commission d'enquête extraordinaire destinée à les documenter, par tous les moyens requis, recueil de témoignages, film, procès-verbal. C'est ce matériau que donne à voir l'exposition du Mémorial dans un espace relativement exigu, mais avec un sens pédagogique à la fois rigoureux, efficace et suggestif.

Plusieurs heures d'images filmées, muettes pour la plupart, présentées par fragments de quelques minutes, y sont décortiquées. Beaucoup de questions y trouvent leur réponse. D'où viennent ces images ? D'un matériau très particulier : des compilations de rushs tournés sur le front et rassemblés selon des critères de lieux et de temps, ce prémontage servant en quelque sorte de base de données aux films définitifs, qu'il s'agisse d'actualités filmées ou de documentaires (ces films, rarement vus, sont projetés parallèlement à l'exposition). Un matériau qui présente l'inconvénient d'avoir déjà éliminé un certain nombre de vues originelles, et l'avantage d'offrir un corpus permettant d'identifier les choix narratifs et politiques des monteurs soviétiques.

Qui a pris ces images ? Des opérateurs de guerre munis de caméra Eyemo, au premier rang desquels le célèbre Roman Karmen, missionnés et contrôlés par la direction politique de l'Armée rouge, selon deux impératifs principaux, liés à la découverte des atrocités nazies : la mobilisation générale de la population pour l'effort de guerre et l'incitation à la vengeance, l'enregistrement des preuves en vue d'un futur procès. Que montrent enfin ces images ? L'ampleur et la virulence des crimes, subsumées à partir des traces (fosses, ossements, cadavres, camps), constatées devant l'état des survivants, établies par les témoins. L'horreur nue, en un mot, du projet nazi, tel qu'il atteint, pour ainsi dire, son degré chimiquement pur dans les territoires de l'Est.

Ne l'a-t-on déjà vue, cette horreur, notamment dans ces documentaires anglo-américains qui ont imprimé la mémoire collective ? Pas comme ici, où elle surprend encore, filmée au plus près, dans les détails, comme sous le choc répété de son intensité et de son amplitude, par des opérateurs médusés qui s'appesantissent sur elle. Images terribles des fosses vides, des charniers putrides, des bûchers presque fumants, des restes humains émiettés et vomis par la terre, des corps écorchés, décomposés, qui vous sourient du plus loin de la souffrance. Images insoutenables, qu'on hésite à décrire, qu'on peine à recommander. Il faudra néanmoins tenter de voir, sur l'étal infernal d'Auschwitz, ces carcasses d'enfants ouvertes comme à la boucherie, légers cobayes des expériences menées par les médecins nazis. Mais l'édification par l'horreur n'est pas tout. L'un des axes les plus édifiants de la visite concerne l'effacement de la réalité du génocide. Sur cette question, la comparaison entre les compilations de rushs découverts dans les archives et les films qu'on en a tirés se révèle implacable.

Janvier  1942 : les Soviétiques reprennent la ville de Kertch, en Crimée. Quatorze mille personnes y ont été assassinées, parmi elles de nombreux juifs. Des cadavres retrouvés dans le fossé de Baguérovo sont filmés par les opérateurs. Visibles sur les rushs, les brassards frappés de l'étoile de David disparaîtront des actualités filmées. Janvier  1945 : les opérateurs soviétiques filment à n'en plus finir les piles d'objets des juifs assassinés à Auschwitz : châles de prière, chaussures, valises, brosses à dents… Elizaveta Svilova, compagne de Dziga Vertov, en tire un film (Auschwitz, 1945) dans lequel ces châles ont tout bonnement disparu. On pourrait multiplier les exemples, quitte à les nuancer par cette mise en garde de Valérie Pozner : " La politique des Soviétiques à l'égard de la reconnaissance de la Shoah est plus ambivalente qu'on ne croit. Dans certains cas, certes de plus en plus rares à mesure que la guerre progresse, les victimes juives sont identifiées comme telles. " Reste que, dans un pays où ont péri vingt-sept millions d'êtres humains, les trois millions de juifs soviétiques victimes de la " solution finale " seront jusqu'à l'écroulement de l'URSS de " paisibles citoyens soviétiques " victimes de la barbarie nazie, selon l'expression consacrée de Viatcheslav Molotov. Ainsi, de ce " crime sans traces " que fut la Shoah, même les libérateurs qui eurent l'opportunité d'en découvrir les vestiges turent le nom.

Jacques Mandelbaum

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