samedi 9 janvier 2016

Croissant fertile et croix gammée

La journaliste Géraldine Schwarz est l'auteure d'un article du Monde du samedi 9 janvier 2016 intitulé "Croissant fertile et croix gammée". 
L'article commence ainsi : "La République fédérale a tranché. Pour la première fois depuis la chute du IIIe Reich, Mein Kampf, tombé dans le domaine public le 1er  janvier, est republié en Allemagne. Le 8  janvier, l'Institut d'histoire contemporaine de Munich (IFZ) proposera une édition critique du (seul) livre écrit par Adolf Hitler, publié en  1925. Une republication " officielle " qui ne fera guère événement dans le monde arabo-musulman. L'ouvrage y est en vente libre depuis longtemps."

Elle se livre ensuite à une analyse historique très intéressante des relations entre le IIIe Reich et le monde arabe en abordant aussi l'influence que les théories développées dans Mein Kampf ont pu avoir au Proche et au Moyen-Orient. 

Bonne lecture.


"Dès 1933, à peine Hitler arrivé au pouvoir, un journaliste irakien, Yunis Al-Sabawi, enthousiasmé par le Führer, traduit en langue arabe de larges extraits de Mein Kampf, publiés en feuilleton dans la presse irakienne. Aujourd'hui, " il y a une prolifération de copies pirates qu'on trouve un peu partout, certainement favorisée par les technologies et le contexte politique ", explique Sven Felix Kellerhoff, auteur de Mein Kampf, die Karriere eines deutschen Buches (Klett-Cotta Verlag, 2015, non traduit). Le ministère allemand des affaires étrangères a depuis des années cherché à restreindre la diffusion pirate du " livre-programme " d'Hitler dans le monde arabe, mais aussi en Inde, en Indonésie ou encore en Iran.Finalement, " les ambassades se sont officieusement mises d'accord pour ne rien entreprendre, de crainte que cela n'envenime les relations germano-arabes ",affirme l'historien.
La création de l'Etat d'Israël, en mai  1948, a relancé l'attrait pour ce pamphlet haineux contre les juifs. Mais l'intérêt pour le national-socialisme dans la région a émergé bien avant. C'est moins l'antisémitisme d'Adolf Hitler que sa virulence contre le " diktat " du traité de Versailles (1919) qui retient d'abord l'attention au Moyen-Orient, en colère contre la France et la Grande-Bretagne, qui se sont partagé les vestiges de l'Empire ottoman au lieu d'accorder l'indépendance aux Arabes, en récompense de leur soutien contre les Turcs, alliés des Allemands. Les diatribes du dictateur contre le colonisateur britannique qui " ne fait qu'opprimer et exploiter " les petites nations, en violation du principe d'autodétermination, avaient séduit des peuples en plein éveil politique et nationaliste. Le double langage des puissances coloniales ternit enfin le modèle occidental des Lumières  qui avait inspiré, au XIXe  siècle, la nahda, période de " renaissance " politique et intellectuelle du monde arabe.
Peu à peu va poindre un certain intérêt idéologique pour le national-socialisme, son " message " ethnique et nationaliste, qui conforte les mouvements panarabes dans leurs revendications de souveraineté. Une diffusion large et intégrale de Mein Kampf, dont le racisme ne se cantonne pas aux juifs, aurait peut-être modéré les ardeurs : " Je suis trop conscient de l'infériorité raciale de ces soi-disant “peuples opprimés” pour lier ma destinée à la leur ", écrit Hitler. Mais, globalement, la version arabe du livre, éditée sans l'autorisation de Berlin en  1937, rencontre peu de succès. D'autant que ces pays sont alors marqués par un fort taux d'analphabétisme.
Culte du chef
Les rituels mystiques, le culte du chef, la glorification de la force et de la jeunesse, l'importance accordée à la culture populaire et aux ancêtres sont d'autres aspects du fascisme et du nazisme qui fascinent alors, au Moyen-Orient comme dans bien d'autres régions du monde. Au point d'inspirer, dans l'entre-deux-guerres, la création de nouvelles formations politiques arabes : le Parti syrien nationaliste social (PSNS), Les Phalanges libanaises, le parti Jeune Egypte, le groupe paramilitaire Al-Futuwwa en Irak, ainsi qu'une branche du futur parti Baas en Syrie, toujours au pouvoir avec Bachar Al-Assad. Ces mouvements ont en commun une admiration pour le modèle politique du Reich, que certains soutiendront même ouvertement pendant la guerre.
Une autre évolution va ensuite ouvrir un nouveau terrain de convergence : l'afflux croissant de juifs européens persécutés par les nazis vers la Palestine mandataire (1923-1947), où le chef de la diplomatie britannique, Lord Balfour, a promis en  1917 de faciliter " l'établissement d'un foyer national pour le peuple juif ". L'antisémitisme nazi, avec son obsession d'un complot juif mondial destiné à dominer la planète, va s'engouffrer dans cette brèche, relayé par quelques figures de l'islam intégriste. " Pendant la première guerre mondiale, les juifs ont semé le “poison de la révolution” dans la flotte et l'armée allemandes, comme service rendu à l'Angleterre en échange de son engagement à leur céder la Palestine, écrit, en  1934, l'intellectuel syrien installé au  Caire Mohammed Rachid Rida, dans son mensuel Al-Manâr. (…) Si nous voulons préserver notre patrie de l'emprise des juifs, nous devons suivre à cet égard le chemin de nos ancêtres qui les ont expulsés de la péninsule Arabique. "
Rida est l'un des grands inspirateurs de la société des Frères musulmans, fondée en  1928 en Egypte par un de ses disciples, Hassan Al-Banna. Pendant les années 1930, cette organisation, qui veut instaurer un califat islamique par la voie politique, " va recevoir le soutien financier de la légation allemande au  Caire ",souligne l'historien David Motadel, auteur d'Islam and Nazi Germany's War (2014, Cambridge, non traduit). L'un des proches d'Hassan Al-Banna est le grand mufti de Jérusalem Amin Al-Husseini (1897-1974), fer de lance, dès les années 1920, de la lutte contre l'occupant britannique et le projet de la Déclaration Balfour. Celui-là même que le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, accusera d'avoir inspiré à Hitler la " solution finale ", devant le 37e Congrès sioniste mondial, à Jérusalem, le 20  octobre 2015.
Que le grand mufti glisse peu à peu vers une collaboration concrète avec le Reich et une adhésion à l'antisémitisme assassin des nazis est indéniable. Mais " son influence à Berlin était strictement limitée ", rappelle David Motadel. D'ailleurs, Hitler n'acceptera de le recevoir qu'une seule fois, le 28  novembre 1941, et " leur conversation n'était au fond qu'un échange courtois ". C'est méconnaître l'ancrage très ancien de l'antisémitisme en Europe et la singularité obtuse et redoutable de l'idéologie nazie que d'affirmer que le Führer, alors tout-puissant, ait pu se laisser " entraîner " par un dignitaire musulman qui avait une autorité circonscrite dans le monde arabe et dont Hitler méprisait le sang.
Pour le Reich, Amin Al-Husseini est avant tout un instrument utile à sa propagande, à l'heure où le général allemand Erwin Rommel combat les Britanniques aux portes de l'Egypte. Tout au long de la guerre, des millions de tracts sont diffusés dans la région, tandis qu'une radio créée à cet effet, Berlin in arabic, diffuse sans relâche, sous la direction, entre autres, du grand mufti en exil à Berlin, des programmes en arabe qui proclament la haine des juifs ad nauseam dans une rhétorique propre à la fois aux stéréotypes nazis et islamiques. " La propagande allemande contribua à allier dans les esprits islam et campagne antijuive dans une dimension qui jusqu'alors était inconnue du monde musulman ", affirme l'historien américain Jeffrey Herf, auteur de Hitler, la propagande et le monde arabe (Calmann-Lévy, 2012).
" Punir les juifs "
Cette influence ne va pas disparaître avec la chute du IIIe Reich. Après la guerre, des pays comme l'Egypte et la Syrie vont recruter plusieurs centaines d'anciens nazis pour réformer leur armée, leurs services de renseignement et de police, et leur industrie militaire. Dès 1950, le Frère musulman Sayyid Qutb, l'un des idéologues les plus influents de l'islam fondamentaliste – il a notamment inspiré des organisations terroristes comme Al-Qaida –, publie Notre combat contre les Juifs. Une allusion à peine cachée à Mein Kampf (" mon combat " en français).
Puisant dans le registre hitlérien, il compare les juifs à des " créatures " à la " sexualité animale ", qui font " couler du sang humain " pour dominer les musulmans. Sayyid Qutb rend hommage au Führer : " Allah a envoyé Hitler, pour les dominer - les juifs - … Prions Allah pour qu'il envoie d'autres personnes imposer la pire des punitions aux juifs ; ainsi il réalisera sa promesse implicite. " En  1964, ce " penseur " égyptien récidive dans son best-seller Jalons sur la route de l'islam, qui prône le recours au djihad pour instaurer la charia (loi islamique). Il rhabille les vieux poncifs de l'antisémitisme européen d'une argumentation islamique instrumentalisant l'histoire et le Coran. Quant à Mein Kampf lui-même, une traduction intégrale en arabe est publiée autour de 1963 par un certain Louis Al-Hadj, qui n'est autre que Luis Heiden, un ancien nazi exilé en Egypte et converti à l'islam.
Parmi les partis politiques qui ont été influencés par le fascisme et le nazisme dans l'entre-deux-guerres, trois existent encore au Moyen-Orient. Le Parti social nationaliste syrien, formation laïque et chrétienne qui collabore avec le Hezbollah dans la lutte armée contre Israël, continue d'arborer l'emblème d'origine ; une hélice à quatre pales avec les couleurs inversées du drapeau à croix gammée des nazis. Certains militants vouent toujours un culte au fondateur Antoun Saadé, grand admirateur du national-socialisme. Les Phalanges libanaises, parti chrétien fondé en  1936 par Pierre Gemayel, militarisé depuis la guerre civile de 1975, sont notamment à l'origine du massacre de civils palestiniens, en  1982, dans les camps de Sabra et Chatila, à Beyrouth, pendant la guerre au Liban. La troisième formation est le parti Baas. En  1966, en Syrie, l'aile modérée, inspirée par le fondateur Michel Aflak, est évincée au profit d'une fraction plus radicale qui considère que le vrai père du baasisme est Zaki Al-Arzouzi, théoricien du nationalisme arabe, séduit par le régime nazi. Toujours au pouvoir en Syrie, le parti Baas a régné en Irak jusqu'à la chute de Saddam Hussein, en  2003. Mais des réseaux baasistes ont survécu, dont certains officiers ont rejoint les rangs de l'organisation Etat islamique (EI).
Comme l'écrit l'historien libano-français Gilbert Achcar dans Les Arabes et la Shoah, (Sindbad/Actes Sud, 2009), l'influence de l'antisémitisme national-socialiste est aussi palpable dans les " délires antisémites islamisés " du Hezbollah et du Hamas, ainsi que dans la sensibilité de la région aux thèses négationnistes. Ainsi, en  1996, le négationniste français Roger Garaudy, converti à l'islam en  1982, fit une tournée au Moyen-Orient où on lui fit un " accueil triomphal ", raconte Gilbert Achcar. Il fut reçu par des personnalités religieuses et politiques comme le grand imam de la mosquée Al-Azhar au  Caire, l'une des plus hautes autorités religieuses d'Egypte. Le journaliste star Mohamed Heikal, ancien conseiller du président Nasser et l'un des auteurs les plus lus du monde arabe, rédigea quant à lui la préface de la version arabe du livre Les Mythes fondateurs de la politique israélienne, paru en  1996, dans lequel Garaudy avance qu'un " complot sioniste "aurait " inventé la Shoah "."

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