samedi 9 janvier 2016

"Dans l'inconscience générale, l'artiste doit être conscient."

A lire dans le M (magazine du Monde) de cette semaine, le portrait de Ai Weiwei, artiste dissident chinois.
Emprisonnée par Pékin, la star chinoise de l'art contemporain a retrouvé la liberté en juillet 2015. C'est désormais à Berlin que vit et travaille cet admirateur de Marcel Duchamp. Entre ready-made, installations monumentales et usage intensif des réseaux sociaux, son travail se veut plus que jamais "conscient".

Voici quelques extrait de cette interview au long cours pour entrer dans la vie de cet artiste.


(…) Monologuant, Ai Weiwei revient sur les premières heures de sa journée, Internet, les systèmes de communication. Et poursuit : " C'est un grand privilège de vivre ainsi depuis quinze ans. Internet a tout changé de ma vie et de mon identité. J'ai trouvé une unité qui rassemble tout ce qui était là auparavant. Avant 40 ans - il est né en 1957 - , j'étais sans direction. J'allais ici et là, sans plan. Soudain, en 2000, je suis devenu quelqu'un d'autre. Internet m'a nourri. M'a ouvert des espaces où je n'aurais jamais imaginé d'aller. C'est devenu de plus en plus fort. " Et il s'est trouvé de plus en plus exposé, dans tous les sens du terme : les expositions de ses oeuvres se sont multipliées en dehors de la Chine à mesure qu'il se faisait connaître plus largement, et ses activités ont fini par attirer l'attention des autorités chinoises - jusqu'à l'affrontement, qui a commencé en 2008 et culminé avec son incarcération.

L'événement crucial a lieu le 12 mai 2008 : ce jour-là, un tremblement de terre frappe la région du Sichuan, tuant autour de 90 000 personnes et en forçant 5 millions à se déplacer. Parmi les morts, écoliers et lycéens sont particulièrement nombreux, écrasés sous les décombres d'écoles et de collèges bâtis sans aucun respect des normes de sécurité. Un peu plus d'un an plus tard, la police chinoise rend inaccessible le blog de l'artiste parce qu'il a commencé à publier le nom des jeunes victimes du séisme et des articles d'investigation dénonçant les conditions de construction et la corruption des entreprises et des autorités locales. Or, au même moment, Ai Weiwei est engagé dans la construction d'un grand atelier dans le district de Jiading, à la périphérie de Shanghaï, à l'invitation de la municipalité de la mégalopole. Il raconte : " Quand j'ai reçu leur proposition, j'ai d'abord refusé, par méfiance envers les autorités. Ils sont revenus et leur demande m'a paru sincère. Ils m'ont convaincu d'accepter. J'ai vu l'endroit, j'ai obtenu des assurances de leur part, j'ai dessiné le plan de l'atelier. Le chantier a duré de 2008 à 2010. Mais, au cours de ces deux ans, de nombreux événements ont eu lieu et je suis devenu un ennemi de l'Etat. "Ce type est dangereux, pensaient-ils. Il va profiter de l'Exposition universelle à Shanghaï - qui s'est tenue en 2010 - pour protester." Mon image était devenue trop sympathique auprès des jeunes, et eux ne savaient plus quoi faire : ils étaient débordés par Internet. Donc, ils ont décidé de détruire l'atelier. "

(…) " Un artiste est un individu indépendant qui exerce son jugement à partir de positions esthétiques et philosophiques, et qu'il met en forme pour pouvoir communiquer avec les autres. L'artiste doit transformer les conditions d'expression. Dans l'inconscience générale, l'artiste doit être conscient. " Conscient de la souffrance d'abord : quelques jours après avoir tenu ces propos , Ai Wei Wei s'est rendu sur l'île de Lesbos, où abordent ceux des réfugiés syriens ou afghans qui ne meurent pas noyés. Il a posté sur le Net des photos de gilets de sauvetage et donné une conférence de presse le 1er janvier pour dire sa volonté d'ériger un monument aux migrants disparus.
Ce voyage, cette déclaration mettent en pratique sa conception politique et éthique de la responsabilité de l'artiste. Au fil de la discussion, une référence revient à la mémoire de l'artiste : " L'existentialisme est un humanisme. J'avais oublié le titre du livre de Jean-Paul Sartre, c'est votre question qui me le remet en mémoire. Je l'ai lu autrefois et c'est resté en moi. " Mais définition faussement simple, car difficile à mettre en pratique : il le sait. A toute époque, en tout lieu, l'artiste se trouve confronté à des pouvoirs, avec lesquels il doit composer ou contre lesquels il doit se battre. " L'art est lié au pouvoir. Il est souvent à son service. A la Renaissance, quand les artistes travaillaient pour le pape, ils dépendaient d'un pouvoir religieux et économique. Lorsque Monet peint ses Nymphéas, il dépend de la demande du marché, si grand peintre soit-il. Il ne peut s'abstraire entièrement de la part commerciale de son activité. " Lui-même a collaboré avec les autorités chinoises, a longtemps été traité par elles avec une infinie considération et a participé à la construction du National Stadium pour les Jeux olympiques de Pékin, en 2008. Puis tout s'est précipité. Précipité au sens premier du mot : " Durant les dix dernières années, j'ai été comme quelqu'un qui descend la pente d'une montagne, de plus en plus vite. Je ne pouvais pas m'arrêter. Je devais continuer, sans savoir où cela me mènerait. "
Cela l'a mené  en prison,  une expérience dont il a tiré les scènes de S.A.C.R.E.D., un diaporama autobiographique en six boîtes montré d'abord à la Biennale de Venise en 2013, puis à nouveau à Londres en 2015.

(…) Il a été finalement libéré et, après plus de trois ans, son passeport lui a été rendu. " Je comprends pourquoi j'ai été arrêté, mais alors pourquoi m'avoir rendu mon passeport ? Je ne le sais pas. Je suis resté très actif pendant toutes ces années. J'ai reçu de l'aide de partout, ce qui a été un énorme soutien pour moi. L'Allemagne m'a beaucoup défendu. A chaque discussion avec des officiels chinois, ses dirigeants parlaient de moi, ils posaient des questions sur ma situation. Je suppose que cela devenait ennuyeux pour la Chine, car diplomatie et économie se rejoignent souvent. J'avais tant de défenseurs à l'extérieur, mon image était très présente : c'est une raison. " Il en avance une autre : " Il était difficile de s'en prendre à moi, à cause de mon père. " Son père, l'écrivain Ai Qing (1910-1996), fut emprisonné en 1932 par le Kuomintang. Auteur de nombreux poèmes révolutionnaires, il dirigea, dans les premières années de l'ère maoïste, l'Institut central des beaux-arts. Mais, suspecté d'être un " droitier ", il fut déporté en 1958 et exilé dans le Xinjiang jusqu'à la mort de Mao, en 1976. Ses oeuvres, son engagement politique et la persécution qu'il a subie au temps de la Révolution culturelle ont fait de lui une figure de référence dont la gloire a protégé son fils, pense ce dernier.

Notes :
Article de Philippe Dagen
" Child's Play " (Jeu d'enfant), une exposition d'Ai Weiwei au Bon Marché Rive Gauche, 24, rue de Sèvres, Paris 7e. Du 16 janvier au 20 février.

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