mercredi 2 avril 2014

Jacque le Goff est mort (extrait d'un article du Monde du 3 avril)

Jacques Le Goff
Historien médiéviste







Pour tous, il était le plus grand médiéviste français, d'une autorité internationalement reconnue. Européen convaincu et intellectuel engagé dans la vie de la cité, il avait ouvert les voix d'une approche anthropologique de sa discipline, croisant les champs et les démarches de l'historien. Jacques Le Goff est mort à Paris le 1er avril, à l'âge de 90 ans.

Né à Toulon, le 1er janvier 1924. (…) Le petit Jacques vit une enfance toulonnaise où la double influence de ses parents combat le sectarisme ambiant.
(…)
De ces années de formation à Toulon, le jeune Jacques tient ce goût des villes, des brassages humains, de la rue comme lieu de la sociabilité en un temps où la sécheresse estivale conduit chacune et chacun à la fontaine publique, folklore vrai d'une agora fiévreuse. Car Toulon, forte des promenades sur la rade, des matchs de rugby et de sa vitrine technologique de cuirassés et de croiseurs, est aussi une cité colonialiste, raciste, qui laisse à l'adolescent un souvenir d'" écœurement indélébile ", toujours insupportable à huit décennies de distance.
La conscience politique de l'enfant naît avec l'élan du Front populaire. Au moment même où la lecture d'Ivanhoé, de Walter Scott, lui révèle l'emprise de l'Histoire – médiévale déjà – sur son esprit vif et curieux. C'est si profondément ancré que la lecture du Dimanche de Bouvines, de son collègue et ami Georges Duby, trente-sept ans plus tard, lui fera revivre sa passion pour le tournoi d'Ashby. Son empathie pour le sort de la pauvre juive Rebecca le conduit ainsi à participer aux actions locales contre l'antisémitisme et le racisme, malgré le soufre que sentaient pour les catholiques ces organisations tenues pour maçonniques.
Anti-munichois à 14 ans, il entre en 1re quand la guerre est déclarée, doit défiler devant Pétain le 1er mai 1941 (" Pétain est la plus grande tache sur l'histoire de France ", confiait-il en 1987) et sa réticence reste consignée sur un registre à Vichy. Privé de la gratuité de la pension pour ses années d'hypokhâgne et khâgne que le statut de son père lui promettait, Jacques, convoqué par le STO, gagne les Alpes et rallie ce qu'il appelle avec le recul " une pseudo-Résistance " parce qu'il se contentait de réceptionner armes et médicaments parachutés par les Anglais. Sans doute sa modestie tient-elle aussi au sentiment de " grandes vacances " qu'il garda de l'épisode, et plus encore de son aversion pour les clivages au sein du mouvement dont il se tint à distance.
Le retour à la norme est difficile cependant. Jacques a 20 ans, il a hâte de boucler une licence et de préparer une agrégation – de lettres puisqu'il ne lui manque qu'un certificat de philologie pour s'y inscrire. Il gagne Paris. Mais la " désolante Sorbonne de l'après-guerre "dissipe le projet et le rend à l'histoire. C'est Louis-le-Grand, puis L'Ecole normale de la rue d'Ulm (1945), où il anime le ciné-club (le cinéma est une de ses passions) tout en fréquentant les musées et les Jeunesses musicales, assistant aux concerts du jeune Pierre Boulez.
Grâce à la bienveillance de Victor-Lucien Tapié et fort de la rigueur d'historien que lui inculque en Sorbonne Charles-Edmond Perrin, le jeune étudiant découvre Prague en 1946. Il y revient comme boursier dès l'année suivante, initié à la langue tchèque. Présent sur la place Wenceslas le jour de mars 1948 où est annoncé le " suicide " de Jan Masaryk, défenestré quelques jours après le putsch communiste, il revient en France vacciné contre le mirage stalinien auquel tant de ses confrères, Le Roy Ladurie, Furet et d'autres, succombent alors.
Pensionnaire de l'Ecole française de Rome, il gagne le palais Farnèse et loge au plus près de la bibliothèque. Un ancrage textuel capital qui épargne à cet esprit avide d'horizons les errances stériles. Agrégatif, il revient à Paris où le jury s'ouvre largement à l'esprit desAnnales, Fernand Braudel et Maurice Lombard dépoussiérant la vénérable institution. L'Atlantique, la Méditerranée, les pistes caravanières : l'espace se dilate soudain et les fils se tissent, amorçant ce qui sera la voie propre du médiéviste, avide de traces matérielles et soucieux de représentations mentales, à mille lieues de l'histoire académique qui l'ennuie. De quoi transformer cette année réputée austère de préparation au concours en aventure initiatique.
Agrégation en poche (1950), Jacques Le Goff amorce une carrière d'enseignement ordinaire – un poste au lycée d'Amiens, où il retrouve l'historien Pierre Jeannin et le philosophe Gilles Deleuze. Mais, lui, aspire à un poste de chercheur. Un an à Oxford, au Lincoln College (1951-1952), le convainc qu'il n'est pas fait pour le travail collectif des organisations collégiales. De retour à Rome (1952-1953), grâce à Maurice Lombard et Lucien Febvre, il croise Michel Mollat qui lui propose un poste d'assistant à Lille. L'affaire fait long feu, mais Jacques Le Goff y gagne en compensation un poste d'attaché de recherche au CNRS. Il n'y est pas heureux mais mesure la différence entre travail individuel et travail isolé.
Traînant dans l'avancement de sa thèse, le jeune médiéviste qui vit en 1956 la dernière dissipation de ses rêves militants (de Suez à Budapest, le millésime est rude), mettant en veilleuse l'activité de la section du SNESup qu'il avait rejointe à Lille, accepte deux commandes : un volume pour la collection " Que sais-je ? " des PUF consacré auxMarchands et banquiers du Moyen Age (1956), un autre pour " Petite Planète ", au Seuil, sur Les Intellectuels au Moyen Age (1957). Le premier, classique, a le mérite d'intégrer nombre de travaux étrangers et d'articles rares ; le second, plus personnel, travaille les rapports entre phénomène urbain et monde du savoir, et scrute les changements dans les représentations du travail intellectuel. La " touche Le Goff " est là.
Le petit ouvrage vainc les réticences de Braudel, méfiant envers cet inconnu, quand Lombard veut l'accueillir à la VIe section de l'Ecole pratique des Hautes Etudes. Voilà Jacques Le Goff modeste chef de travaux (1959) mais promis à une direction d'études dès que possible. Devenu président de l'Association internationale des historiens économistes (1960), Braudel s'attache ses services en lui offrant le poste de secrétaire, ce qui le rapproche de la revue des Annales dont il devient un contributeur remarqué.
Sous les auspices de Braudel toujours, Jacques Le Goff gagne la Pologne, dans le cadre d'un échange avec l'institut d'histoire de l'Académie polonaise. Il y découvre " un peuple admirable " et tisse de solides amitiés, avec Witold Kula et le jeune Bronislaw Geremek qui le " pilote " dans le pays. Tous deux sont les témoins, en septembre 1962, de son mariage avec une jeune femme médecin, Anna Dunin-Wasowicz, spécialiste de psychiatrie infantile et sœur de deux historiennes et d'une archéologue qu'il a rencontrée dans le cadre de sa mission. Il parviendra, non sans mal, à obtenir qu'" Hanka " l'accompagne à son retour en France.
La carrière de Jacques Le Goff est lancée. Directeur d'étude à la VIe section de l'Ecole pratique des Hautes Etudes (" Anthropologie historique de l'Occident médiéval ") en 1962 – il accédera à la présidence de l'institution lorsque Braudel se retirera en 1972 –, il publie deux ans plus tard conjointement trois livres. D'abord, un manuel scolaire pour la classe de 4e pour Bordas, où il privilégie les nouvelles approches de sa discipline, un volume d'une monumentale histoire universelle pour le marché allemand dont Bordas encore reprend la teneur pour le public français (Le Moyen Age), et surtout cette Civilisation de l'Occident médiéval pour Arthaud, vertigineuse synthèse de tous les aspects comme des débats suscités par le sujet.
Désormais, il est évident que toute commande faite à Jacques Le Goff lui est prétexte pour redéfinir le cahier des charges, s'appropriant pleinement le chantier proposé. Il en sera de même lorsqu'il s'essaiera bien plus tard à la biographie avec son inclassable Saint Louis(1996), ou le plus modeste Saint François d'Assise (1999). Peu soucieux de publier davantage que des articles – d'où le rang capital de ses recueils, Pour un autre Moyen Age(1977), L'Imaginaire médiéval (1985), Histoire et Mémoire (1988) – en marge de son essaiLa Bourse et la vie (Hachette, 1986) qui revisite les liens entre économie et religion trente ans après le " Que sais-je ? " initial, Jacques Le Goff va cependant offrir son chef-d'œuvre avec La Naissance du Purgatoire (Gallimard, 1981), véritable somme qui reprend toutes les préoccupations du médiéviste, aux confins des mondes matériel et spirituel.
Sans jamais théoriser sa démarche, même s'il assure avec Pierre Nora la codirection du gigantesque chantier Faire de l'Histoire (Gallimard, 1974), Jacques Le Goff fait plus que contribuer à cette " histoire des mentalités " qu'après Febvre servent Robert Mandrou et Philippe Ariès. Il perfectionne, d'articles en contributions savantes, une approche anthropologique de l'Histoire qui s'avère des plus fécondes, comme l'atteste le décisifDictionnaire raisonné de l'Occident médiéval, qui témoigne d'un collectif de chercheurs au travail et reste un ouvrage de référence.
Champion de la coopération internationale, Jacques Le Goff ne connaît aucune limite à sa curiosité. Infatigable lecteur, il fait partager son enthousiasme aux auditeurs des " Lundis de l'Histoire " sur France Culture durant des années et signe un nombre stupéfiant de préfaces et d'avant-propos qui valent onctions. Il a aussi lancé la téméraire collection " Faire l'Europe " dont les titres paraissent simultanément dans cinq langues (anglais, allemand, castillan et italien, en marge du français). Si Jack Goody et Umberto Eco sont déjà connus, il impose Massimo Montanari, Josep Fontana, Aron Gourevitch, Franco Cardini ou tout récemment Paolo Grossi…
Il n'aura manqué à Jacques Le Goff, plus qu'un fauteuil à l'Institut, qu'une chaire au Collège de France, mais la place de celui qui se vit justement attribuer la rarissime médaille d'or du CNRS ne se mesure pas à une collection de postes et de distinctions.
La profonde humanité de l'homme, sa cordiale disponibilité quand bien même les problèmes de santé le retenaient chez lui, sa bienveillance souriante ont donné à cet " ogre historien " – l'expression est de Marc Bloch – une générosité hors norme. Comme le sont à jamais l'œuvre et la pensée de ce savant si profondément juste et humain.




D'après Philippe-Jean Catinchi


1er janvier 1924
Naissance à Toulon
1964
" La Civilisation de l'Occident médiéval "
1972-1977
Président de la VIe section de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, devenue en 1975 l'EHESS
1981
" La Naissance du Purgatoire "
1991
Médaille d'or du CNRS
1996
" Saint Louis "
1999
" Dictionnaire raisonné de l'Occident médiéval ", codirigé par Jean-Claude Schmitt
1er avril 2014
Mort à Paris
© Le Monde

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