vendredi 25 avril 2014

Livre : Mirages de la carte. L'invention de l'Algérie coloniale

Tracer les contours de l'Algérie coloniale (extrait du Monde des livres du vendredi 25 avril)

L'historienne Hélène Blais expose le rôle des géographes dans la construction de l'Algérie française. Passionnant

En juin  1830, lorsque les troupes françaises débarquent à Sidi Ferruch, à l'ouest d'Alger, " elles savent à peine où elles se trouvent, et encore moins pourquoi elles se trouvent là ",rappelle l'historienne Hélène Blais, en préambule au passionnant périple auquel elle convie le lecteur, l'entraînant sur les traces des innombrables topographes et autres géodésiens qui ont, de cartes imprécises en tracés péremptoires, " inventé " l'Algérie coloniale.

Inventer le mot n'est pas trop fort. Quel incertain voyage, en effet, que celui entamé, au début du XIXe  siècle, sous l'étendard de la conquête militaire, par la première " brigade topographique "française ! Il s'achève, " ultime mirage ", à la fin des années 1950, par la création d'une région autonome, qui aurait dû permettre, en dépit de l'inéluctable indépendance algérienne, d'assurer la mainmise française sur les richesses du Sahara. Au sabre et au goupillon, il faut donc ajouter le compas et la boussole... Une nécessité d'autant plus impérieuse, dans ce cas, qu'" à la différence d'autres territoires convoités, l'Algérie n'a pas fait l'objet d'une exploration systématique avant sa colonisation ".La reconnaissance des lieux est donc contemporaine de l'occupation, ce qui constitue une production -particulière des savoirs ".
C'est à ce cheminement " sur le vif "à ce " bricolage permanent " des géographes et cartographes, chargés de tracer les contours de la future colonie, que s'attache Mirages de la carte. Hélène Blais, qui a dirigé, avec Florence Deprest et Pierre Singaravélou, Territoires impériaux. Une histoire spatiale du fait colonial (Publications de la Sorbonne, 2011), est à son affaire. Avec rigueur, de manière fouillée et détaillée, sont retracées les étapes " cartographiques " de la conquête. Plutôt que sur la tradition géographique arabe, c'est sur les écrits de Ptolémée (vers 100-180) et les récits de voyage d'Européens des XVIIe et XVIIIe  siècles que géographes et officiers français choisissent de s'appuyer - sans oublier la référence romaine, dont la dimension idéologique est " clairement revendiquée ".
" Patriotisme frontalier "
La première de leurs tâches est de " nommer et délimiter " ce qui ne s'appelle pas encore Algérie. S'agit-il d'une colonie ? Ou du " prolongement de la métropole ", comme d'aucuns en sont convaincus ? Faut-il y ajouter le Sahara ou tout miser sur le Tell (la large bande du Nord côtier, allant d'Oran à Constantine) ? Doit-on préférer, s'agissant du Sahara, l'utili-sation de termes arabes ou touareg ? Conflits entre civils et militaires, " patriotisme frontalier " entre administrateurs coloniaux (de l'Algérie, du Maroc ou de la Tunisie...) et rivalité entre l'ambition impériale et la logique coloniale, expliquent, dictent ou entravent le travail des cartographes. Car dessiner montagnes, routes et frontières relève souvent d'une " naturalisation des rapports de force ". L'effacement du nom des tribus, sensible à partir des années 1880, en donne un exemple éloquent. Ces dernières n'ont pas disparu, mais elles ont perdu leur autorité territoriale  : elles n'ont " plus de raison d'apparaître sur les cartes coloniales ".
Synthétique, surprenant, Mirages de la carte est un livre précieux. Il l'est même doublement - à l'heure où la souveraineté des Etats sur certaines régions sahariennes est à nouveau remise en question.
Catherine Simon
Mirages de la carte. L'invention de l'Algérie coloniale,d'Hélène Blais, Fayard, " L'épreuve de l'histoire ", 352 p., 25  €.

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