lundi 21 avril 2014

La rhétorique guerrière de Poutine

Le Monde publie aujourd'hui un excellent article écrit par l'historien américain Timothy Snyder sur la crise en Ukraine où il explique notamment la stratégie des Russes. Selon lui, la propagande russe ouvre la voie à la guerre.

En voici un extrait :

"L'invasion et l'occupation russes de la péninsule ukrainienne de Crimée sont un désastre pour la paix en Europe. Plus important encore est ce que le président Vladimir Poutine pense être en train de faire. Dans l'incessante propagande des médias russes, les catégories les plus ressassées sont le " coup d'Etat fasciste " en Ukraine et les " citoyens russes " qui en seraient les victimes.

La justification pour occuper une partie de l'Ukraine et menacer d'envahir le pays entier a été d'y sauver les Russes des mains des fascistes.
Les autorités ukrainiennes actuelles sont-elles arrivées au pouvoir à la faveur d'un coup d'Etat fasciste ? Les manifestations contre le régime de Viktor Ianoukovitch ont rassemblé des millions de personnes, de toutes les couches de la société. Le 20 février, les négociateurs de l'Union européenne aboutissent à un accord par lequel M. Ianoukovitch céderait le pouvoir au profit du Parlement. Mais au lieu de respecter son engagement de signer le projet de loi correspondant, l'ancien président ukrainien s'enfuit en Russie.
Le Parlement le déclare alors en abandon de responsabilités et suit les prescriptions qui s'appliquent en un tel cas. Il poursuit la réforme constitutionnelle qu'il a entamée. Une élection présidentielle est fixée au mois de mai, et un nouveau gouvernement est formé. Le premier ministre intérimaire est un conservateur libéral, l'un des deux vice-premiers ministres est juif. Ce processus n'est pas un coup d'Etat et n'a rien de fasciste. Réduire les pouvoirs du président, convoquer une élection présidentielle et restaurer les principes de la démocratie sont à l'opposé du fascisme.
Sur les dix-huit ministères créés par le nouveau gouvernement, trois sont occupés par des membres du parti d'extrême droite Svoboda. Dans une récente enquête d'opinion, son chef a recueilli moins de 2 % d'opinions favorables, alors même que le sondage était effectué après l'invasion russe de la Crimée, un événement qui aurait pourtant dû favoriser les nationalistes. Quoi qu'il en soit, c'est à partir de ce soupçon de vérité que M. Poutine a conçu sa thèse du " coup d'Etat fasciste ".

La deuxième présomption, celle de l'oppression des citoyens russes d'Ukraine, ne peut même pas bénéficier d'un tel prétexte. Au cours des derniers mois, un seul citoyen russe a été tué en Ukraine. Il se battait pour la révolution ukrainienne, et il a été abattu par la balle d'un sniper.
Depuis que l'Ukraine n'autorise plus la double nationalité, bien peu de citoyens russes résident dans le pays. Une grande partie d'entre eux sont les militaires de la base de Sébastopol. Ils n'ont guère besoin de protection. Une autre partie d'entre eux est constituée par les unités masquées des forces spéciales russes qui occupent la Crimée. Une troisième partie sont les Russes transportés par autobus en Ukraine pour y organiser des manifestations prorusses et rouer de coups les étudiants ukrainiens dans les villes d'Ukraine orientale. Enfin, il y a des anciens policiers antiémeute ukrainiens qui ont pris part à la répression des manifestations. Ayant été récompensés de leurs actions par l'octroi d'un passeport russe, ils ont la possibilité d'aller et venir en Russie et ne s'en privent pas. Ces quatre groupes peuvent-ils être décrits comme une minorité persécutée réclamant assistance ?

M. Poutine brouille les cartes en parlant de " compatriotes " russes, une catégorie dénuée de signification juridique. Ce qu'il entend là, ce sont les gens que le gouvernement russe définit comme tels ou qui, selon le Kremlin, s'autoproclament russes et ont donc besoin de sa protection. Ce même argument, la nécessité de protéger les Volksgenossen (" les compatriotes "), a été utilisé par Adolf Hitler en 1938 lorsqu'il a formulé les prétentions allemandes sur l'Autriche et les Sudètes de Tchécoslovaquie. La substitution par Hitler de l'origine ethnique aux frontières nationales a conduit au désastre de Munich, à l'" apaisement " et à la seconde guerre mondiale.
Même si la protection des Volksgenossen avait été légalement justifiée, il eût encore fallu déterminer qui ces personnes pouvaient bien être. Le fait que des Ukrainiens parlent le russe n'en fait pas des Russes. La question de la langue peut être une source de confusion. Les citoyens ukrainiens sont généralement bilingues (ukrainien, russe). Environ 17 % de la population ukrainienne se sentent russes. Mais cela ne signifie pas qu'ils soient en butte à des discriminations ou qu'ils s'identifient à l'Etat russe. Même en Crimée, où les liens affectifs avec l'Etat ukrainien sont les plus ténus, seulement 1 % de la population considère la Russie comme sa patrie.

Lors de récentes manifestations, les Ukrainiens russophones et les membres de la minorité ethnique russe d'Ukraine orientale ont exprimé leur rejet de toute allégation selon laquelle ils auraient besoin d'une protection russe. Une pétition de russophones et de Russes résidant en Ukraine a réclamé de M. Poutine qu'il laisse les citoyens ukrainiens résoudre eux-mêmes leurs problèmes. Elle a été signée par 140 000 personnes. Chiffre remarquable en soi puisque les signataires ne peuvent ignorer qu'ils se trouveraient en mauvaise grâce auprès des autorités russes dès lors que la Russie aurait achevé son invasion. En fait, il est logique : à la différence des citoyens de la Fédération de Russie, les Russes d'Ukraine jouissent de droits politiques fondamentaux.

Pourquoi cette propagande est-elle si importante aux yeux du régime de Poutine ? Pour un objectif : ouvrir la voie à la guerre. Un appareil de propagande aussi perfectionné que celui de la Russie dispose de moyens considérables pour répéter un même message. Beaucoup de personnes en Occident diffusent la propagande russe, tantôt pour de l'argent, tantôt par ignorance – ou pour des raisons connues d'elles seules.
Au cours de sa conférence de presse du 4 mars, M. Poutine a prétendu que l'Etat ukrainien n'existait plus et qu'il ne pouvait donc être protégé par les traités ou le droit. Cette disparition autoriserait toute action militaire sans restriction juridique aucune, dès lors que l'Ukraine serait devenue une zone de non-droit.
Lorsque le Parlement russe, par un vote unanime à la façon soviétique bien appropriée, a autorisé M. Poutine à utiliser la force militaire en Ukraine, il a défini l'objectif de guerre comme la restauration de la " normalité sociale et politique ". Rhétorique imparable : s'y glisse l'idée que ce qui se passe dans le monde et que la réalité de la politique et de la société ukrainiennes ne sont pas normales. En outre, quelle quantité de violences et combien de générations seraient nécessaires avant que la société ukrainienne soit " normalisée ", c'est-à-dire jusqu'à ce que l'idée réputée artificielle et occidentale de la démocratie en soit extirpée et que l'identité nationale ukrainienne prétendument fictive soit oubliée ? Les coûts pour les Russes comme pour les Ukrainiens seraient énormes, presque inconcevables.
Tandis que M. Poutine restait affalé sur sa chaise lors de sa conférence de presse, il semblait avoir peine à concilier tactique et idéologie. D'une certaine façon, il s'était montré excellent tacticien, bien plus agile et impitoyable que la plupart de ses adversaires. Il avait réalisé son plan en Crimée avec panache. Il avait brisé toutes les règles dans un acte de violence qui aurait dû ouvrir un espace pour le monde réel, le monde qu'il désirait : intégrer à la Russie des terres et des communautés russes.

On assiste à présent à des manifestations contre l'occupation russe dans tout le pays, même dans le Sud et l'Est, où la plupart des gens regardent la télévision russe et où l'économie est liée à la Russie. Les Ukrainiens qui, encore récemment, se dressaient les uns contre les autres à propos de leur révolution protestent désormais ensemble sous le même drapeau.

En eux-mêmes, les uniformes banalisés des forces spéciales russes en Crimée en disent long sur cette histoire. Ils étaient censés figurer le geste rapide qui changerait le monde. Pourtant, chaque jour qui passe, ces masques de ski et ces uniformes sans signes distinctifs ressemblent davantage à des symboles de honte, d'hésitation, d'abandon de responsabilité – en fait, de déni de la réalité. Sous le soleil de Crimée, les opérations noires virent au gris. Il est possible que Vladimir Poutine ait apprécié d'exécuter une opération dans laquelle ses troupes pouvaient prétendre n'être de nulle part. Mais il est enfantin de sa part d'avoir nié ce que tout le monde savait : les troupes étaient russes. C'est comme s'il avait voulu que la partie tactique dure le plus longtemps possible, afin de rêver encore un peu.

Le coût de l'opération russe est bien réel pour l'Europe et l'Ukraine, comme pour la Russie elle-même. La propagande russe a fourni une justification des tactiques russes et défini un rêve russe pour l'Ukraine. Mais, à terme, la propagande est tout ce qui unit les tactiques et le rêve, et l'unité se révèle un vœu pieux. Il n'y a pas de politique réelle ni de stratégie, juste les oscillations d'un tyran talentueux et torturé entre des mondes mentaux que ne relie qu'un tissu de mensonges. M. Poutine est face à un choix : utiliser encore plus de violence dans l'espoir qu'une nouvelle déferlante finisse par transformer le rêve en réalité ou chercher une porte de sortie qui lui permette de revendiquer une victoire. Ce serait sage, mais abaissant. Il semble ressentir tout le poids de ce choix.

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Olivier Salvatori
Timothy Snyder

Historien américain, né en 1969, docteur de l'université d'Oxford et professeur à Yale, il est l'auteur du " Prince rouge. Les vies secrètes d'un archiduc de Habsbourg " (Gallimard, 2013). Son livre " Terres de sang. L'Europe entre Hitler et Staline " (2010) a été traduit en français aux éditions Gallimard en 2012 et a reçu le Prix du livre d'histoire de l'Europe en 2013.

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