lundi 21 janvier 2013

Menace salafiste en Tunisie


A lire dans le quotidien Libération du 20 janvier 2013 un article critiquant le reportage diffusé jeudi dernier sur France 2 dans l'émission Envoyé Spécial et consacré à la menace salafiste en Tunisie. Un reportage qui a suscité localement beaucoup de réactions : de la peur, de l'indignation et parfois de l'incompréhension tellement ce qui est raconté semble en décalage par rapport aux perceptions de la situation et de la place des salafistes dans le pays.


Colère noire contre l'«Envoyé spécial» en Tunisie

Un reportage sur la «menace salafiste», diffusé sur France 2, s’attire une volée de bois vert de la part des Tunisiens, excédés des «exagérations» des médias français et inquiets pour l’image de leur pays.

Ras-le-bol des reportages français qui montrent une Tunisie tombée aux mains d’extrémistes violents. Marre de ces journalistes qui mettent à mal la réputation, que les Tunisiens voudraient bien conserver, d’un pays ouvert et tolérant: en Tunisie, beaucoup ont été franchement agacés par la diffusion, jeudi, dans Envoyé Spécial, d’un nouveau reportage sur «la menace salafiste».
Quelques heures avant la diffusion, le journaliste tunisien Safwene Grira, qui officie sur France 24 en arabe, avait prévenu sur Facebook : le reportage «a été réalisé avec une mauvaise foi hors norme», dénonce le reporter «associé à ce travail d’une manière très ponctuelle»«Vous allez voir tous les clichés du monde, comme les salafistes méchants et barbus (...). Inutile de vous dire que tout ce qui pouvait avoir du sens a été laissé de côté, pour que l’accent soit mis sur ce qui conforte le téléspectateur français et francophile dans ses convictions, ses peurs et ses illusions», écrit-il.
«Tunisie, sous la menace salafiste ?», produit par l’agence Capa, dépeint le poids grandissant des ultra-conservateurs. On y voit des salafistes qui occupent beaucoup de stands à la foire du livre, qui ont bouté l’alcool hors de Sidi Bouzid, qui organisent des meetings de prêcheurs wahhabites en pleine station balnéaire, sous l’oeil de touristes attirés par les prix cassés. Le reportage s’attarde aussi l’histoire de Nermine, une jeune fille de 14 ans, qui a fugué pour pouvoir vivre en niqab. On suit sa mère qui tente d’en savoir plus chez les salafistes du coin, déguisée sous un voile intégral, caméra cachée embarquée. Le tout à grand renfort de musique qui fait peur et de commentaires qui distillent la menace, sans jamais vraiment l’analyser.

«L’odeur nauséabonde de la mauvaise foi»

Juste après la diffusion, les critiques ont commencé à pleuvoir sur la page Facebook de l'émission de France 2. Plus de 1000 commentaires y ont été postés. Beaucoup, comme Moez, s’indignent contre un reportage «biaisé», qui «sent l’odeur nauséabonde de la mauvaise foi. On a tenté de présenter la Tunisie comme un Afghanistan-bis (…). On a essayé de salir la réputation du pays»«La Tunisie n’est pas du tout le reflet de cette émission qui exagère (…). Nous continuons à avoir une vie paisible, nous sortons, nous allons au restaurant et nous prenons nos petits déj' sur les terrasses de cafés», souligne Nesrine.
Les vieilles rancoeurs remontent à l'égard de cette France qui a«soutenu Ben Ali jusqu’au bout», rappelle Khalil. «et continue encore à le soutenir aujourd’hui en diffusant ce genre de reportages subjectifs qui bousillent notre image pour faire de l’audience, s'énerve Moez. La montée de l’extrémisme religieux est notre problème, pas le vôtre». Et puis «la Tunisie est une terre d’islam depuis 1400 ans et le restera pour toujours», rétorquent aussi certains, comme Tawfik.
Beaucoup soulignent que «les salafistes sont fortement minoritaires et la société civile tunisienne se mobilise remarquablement pour réduire leur champ de nuisance». Déjà excédés par leur présence grandissante dans les débats et sur le terrain, les progressistes s’attristent de voir les salafistes truster l’espace que les médias français consacrent à la Tunisie. «Si vous pouviez arrêter de faire croire aux salafistes qu’ils gagnent du terrain cela nous arrangerait bien»écrit Karim Guellaty sur son blog«Juste pour rééquilibrer les débats», @Papillon suggère sur Twitter : «Vivement un reportage sur la jeunesse dorée tunisienne qui baise à tout-va, se défonce et se saoule. Parce qu’un reportage dans certains lieux de la banlieue nord [la banlieue chic de Tunis, ndlr] avec un titre «Tunisie, la liberté absolue» serait assez crédible. »
Certains, comme Mongi, soupçonnent même une opération de«propagande française suite à l’intervention au Mali». Autre piste : le complot marocain. «C’est un reportage dédié à orienter le portefeuille tunisien de touristes vers le Maroc», croit Besma.

 Contre-reportage

Dans le flot de critiques, le reportage trouve toutefois grâce auprès de certains. «Tout n’est pas dit mais tout n’est pas faux non plus ! La menace barbue est bien présente. Leur violence est flippante, inutile de se voiler la face pour crier au scandale ! Et la nonchalance de beaucoup d’entre nous, Tunisiens, fait craindre le pire pour l’avenir», écrit la page «Pour une Tunisie sans extrémisme».
Dans un long texte publié via son fil Twitter, Anis Meghirbi, l’hôtelier interrogé dans le reportage, s’en désolidarise, lui aussi : c’est «un portrait totalement erroné de cette jeune démocratie», qui «oriente son discours (...) au profit d’une vision apocalyptique et fantasque», fustige-t-il. Mais «le mal est fait», conclut-il : «Au lendemain de la diffusion, nous recevions appels et courriels de clients inquiets quant à leurs prochains séjours.»
Indignée aussi, l’association Fajr al-islam (« l’Aube de l’islam ») a annoncé son intention de porter plainte contre France 2. Cette organisation de salafistes piétistes basée à Hammamet, qui fait notamment du prosélytisme auprès des touristes de la station balnéaire, a accueilli une étape de la tournée nationale du célèbre théologien saoudien Mohamed al-Arifi, filmée par l'émission. Dans un contre-reportage publié sur sa page Facebook, musique à la gloire du prophète en fond sonore, Fajr al-islam s’emploie à démonter la séquence tournée à Hammamet : les prédicateurs qui «s’approprient l’espace public» ? Non, l’association a prévenu les autorités, rétorque-t-elle, photo de la lettre à l’appui.
Effrayés, les touristes auraient déserté ce jour-là le café turc installé au pied du fort de la ville, où ils ont l’habitude de «prendre l’apéritif» ? Non, on n’y a jamais servi d’alcool, indique le patron, que Fajr al-islam est allé réinterroger. L’association publie aussi des images où des touristes en goguette photographient le meeting du cheikh wahhabite. Elle tient aussi à montrer l’accueil réservé aux journalistes de France 2, installés à la table d’honneur, prouvent d’autres photos.

Travail bâclé ?

Les médias français sont régulièrement brocardés en Tunisie, accusés de focaliser sur la seule question des salafistes. «Ils représentent un danger pour l’image de la Tunisie, car la presse internationale est à l’affût. Elle guette le moindre événement pour l’amplifier et donner une image qui peut être nuisible pour le tourisme», défendait en novembre le président Moncef Marzouki, dans une interview au quotidien algérien Liberté. Les professionnels du tourisme sont excédés et leur ministre, qui n’en finit plus d’essayer de rassurer des vacanciers effarouchés, a critiqué à de nombreuses reprises une image qui «ne correspond pas à la réalité».
Les médias tunisiens y sont allés de leur article. Ils ne sont pourtant pas les derniers à s’indigner, parfois dans l’excès eux aussi, de la poussée salafiste. «On ne jettera pas la pierre à la chaîne France 2 (...). Ces manières rappelleraient un peu trop d’anciennes coutumes, celles d’une époque révolue où la Tunisie voulait à tout prix imposer d’elle-même l’image d’une contrée respirant le jasmin et la joie de vivre»,écrit La Presse. Sous Ben Ali, les reportages et articles qualifiés d'«inamicaux» pouvaient valoir des coups de fil à l’ambassade de France, voire des campagnes de dénonciation dans les médias. Mais le travail d’Envoyé spécial, enrage le principal quotidien francophone, «ne respecte ni la vérité complexe d’un pays ni le public auquel il est destiné».

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