lundi 31 décembre 2012

" Les programmes d'histoire sont de plus en plus ambitieux "

A lire dans Le Monde du 29 décembre cet entretien avec Patrick Garciamaître de conférences à l'université de Cergy-Pontoise et chercheur à l'Institut d'histoire du temps présent. Dans L'Enseignement de l'histoire en France de l'Ancien Régime à nos jours (Armand Colin, 2003), écrit en collaboration avec Jean Leduc, il a analysé l'évolution et les enjeux de l'étude de l'histoire à l'école.



Longtemps centré sur les grands héros nationaux et la mémorisation des faits, l'enseignement de cette matière, selon l'historien Patrick Garcia, privilégie désormais une approche plus thématique



L'enseignement de l'histoire paraît une source inépuisable de polémiques. On l'accuse d'être dévoyé, politisé, d'abandonner ce qui fait l'identité française... Pourquoi ? 
L'histoire et la politique sont, en France, des données complémentaires. L'enseignement de l'histoire est considéré par beaucoup comme un marqueur identitaire de la formation des jeunes Français. Sa suppression en terminale S a été ressentie comme une amputation de la culture des meilleurs élèves. Mais toutes les sociétés occidentales connaissent des débats analogues, qui sont d'abord la résultante des changements profonds les affectant face à la mondialisation.

La difficulté d'aujourd'hui n'est-elle pas liée à l'entrechoquement entre des programmes d'histoire exigeants, posant des problématiques que l'on traitait, il y a vingt ans, à l'université, et l'ambition d'amener 80 % d'une classe d'âge au bac ? 
Plus on avance dans le temps et plus les programmes sont ambitieux, car la façon de poser les questions se complexifie. L'institution scolaire est travaillée par un double objectif : amener le plus grand nombre possible d'élèves à la réussite et maintenir le lien avec des savoirs de référence de plus en plus sophistiqués. Pour l'histoire, l'adaptation scolaire de la conception contemporaine du savoir historique est un défi. Il ne s'agit plus seulement d'enseigner des faits, mais de faire comprendre que nous saisissons le passé grâce à des interprétations contraintes par les sources dont nous disposons. Ce qui oblige l'enseignant à différencier avec netteté le champ des interprétations recevables d'un relativisme grossier qui voudrait que l'histoire ne soit qu'une opinion parmi d'autres portée sur le passé.

Les évolutions de l'enseignement de l'histoire sont-elles étroitement liées, ces siècles derniers, à sa démocratisation ? 
Ce n'est qu'à partir de 1814 que l'on a des programmes nationaux. On conçoit alors l'histoire comme un complément des humanités, et les programmes comprennent aussi une grande part d'histoire sainte. Leur enseignement est fondé sur la mémorisation et ne s'adresse qu'aux lycéens, soit à moins de 5 % des élèves. Les choses commencent à bouger sous la monarchie de Juillet et au début du Second Empire. Guizot [ministre de l'instruction publique de 1832 à 1837] est historien, passionné par l'éducation. Pour lui, l'histoire doit être un apprentissage du compromis. L'histoire sainte recule, celle de France progresse. En 1839, Louis-Philippe rencontre des lycéens aux Tuileries et leur assure que les héros français valent bien ceux de la Grèce antique.

Les contempteurs d'aujourd'hui craignent justement la disparition de l'enseignement de ces héros nationaux... 
Pour les contemporains, la défaite de 1870 et la Commune de Paris ont montré la fragilité du sentiment national : aussi faut-il rendre l'enseignement de l'histoire plus efficace et mettre en évidence la continuité de la nation. Ernest Lavisse, rallié à la République, inscrit sur la couverture de son manuel de 1912 pour le cours moyen : "Tu dois aimer la France[...] parce que l'histoire l'a faite grande", et il soutient qu'"on ne peut enseigner l'histoire avec le calme qui sied à l'enseignement de la règle du participe. Il s'agit ici de la chair de notre chair et du sang de notre sang".
L'enseignement de l'histoire est conçu comme un instrument de "nationalisation" et de stabilisation politique de la société, et - particulièrement au primaire - comme une leçon de morale et de civisme par l'exemple des héros qui ont servi le pays. Ces figures n'ont pas disparu. Pour autant, pouvons-nous enseigner la même chose et dans le même esprit aujourd'hui que dans les années 1890 ? Comme tous les savoirs enseignés, l'histoire scolaire s'est transformée. Pourrait-il en être autrement sans une profonde dévaluation du contenu de la discipline ?

La République a-t-elle eu quelque difficulté à évoquer l'Ancien Régime ?
Non, l'histoire est d'abord conçue comme la discipline de la continuité nationale. L'Ancien Régime et l'oeuvre des rois sont alors enseignés sans esprit antimonarchique. Gabriel Monod, en 1876, écrit qu'il faut que l'histoire permette aux Français de se sentir "tous fils de la vieille France, et en même temps tous citoyens au même titre de la France moderne". Lorsqu'on examine les livres utilisés dans les écoles privées et publiques, les héros sont, pour la plupart, quasi identiques. Les interprétations des guerres de religion du XVIe siècle et de la Révolution varient, mais les éléments de consensus sur l'histoire nationale sont nettement supérieurs aux divergences.

Les critiques de droite sur l'enseignement actuel font de Mai 68 la mère de toutes les difficultés. Est-ce un point de rupture ? 
Non, les changements ont lieu avant. Dès 1954, l'inspection générale veut promouvoir un enseignement plus centré sur l'étude des documents. On cherche à s'attaquer à cette inertie de l'élève, qui inquiétait déjà Lavisse, en l'obligeant à sortir du seul exercice de mémorisation. La réforme des programmes de 1962, inspirée des travaux de Braudel, introduit, à côté de l'URSS ou des Etats-Unis, les civilisations islamique, chinoise ou indienne. Il s'agit de dépasser le mouvement rapide de l'histoire pour s'arrêter sur ce qui pèse. La réforme se heurte à la résistance des enseignants, qui obtiennent la suppression de ce qui apparaît à plus d'un comme des "exotismes"... En 1969, on souhaite rendre l'histoire facultative au lycée. Il faudra que l'un de ses conseillers dise à de Gaulle : "Mon général, vous allez devenir facultatif" pour que le projet soit abandonné. Mais c'est bien en 1969 que l'histoire et la géographie deviennent des "disciplines d'éveil" dans le primaire et, en 1972, au collège.

Et c'est sous Giscard d'Estaing que va se produire le vrai changement dans la conception des programmes d'histoire... 
Oui, c'est entre 1977 et 1979 que s'amorce l'éclatement des chronologies et des objets. On introduit l'étude de l'histoire par thèmes, sur une longue durée. Cette réforme se heurte à l'antigiscardisme conjugué de la droite et de la gauche, de Michel Debré aux communistes. Déjà, Giscard a supprimé la célébration du 8 mai 1945, et les gaullistes comme le PCF lui reprochent de vouloir anesthésier l'esprit national. C'est avec Mitterrand à l'Elysée et Chevènement à l'éducation nationale qu'est réaffirmé l'ancrage chronologique et national. Pour autant, la question de l'adéquation entre l'histoire enseignée et l'évolution de l'historiographie n'est pas réglée. Une nouvelle mise à niveau est engagée depuis les programmes de 1995. On opère ainsi un certain retour à l'événement et aux acteurs, une revalorisation du récit, ou encore on intègre la mémoire collective comme objet d'histoire et d'enseignement.

Sous Chirac, Sarkozy et Hollande vient le temps des discours sur la mémoire (concernant la rafle du Vél' d'Hiv, Guy Môquet, le 19 mars 1962). Cela influe-t-il sur l'enseignement de l'histoire ? 
Il est trop tôt pour se prononcer sur l'actuel président, mais Chirac et Sarkozy se ressemblent plus qu'il n'y paraît. Ils usent de l'histoire comme d'un élément d'ajustement ou de communication, sans donner toujours un sens plus profond à leurs interventions. Mais l'enseignement de l'histoire ne dépend pas de cette chronologie. Il possède une autonomie, tant du fait des rédacteurs des programmes - qui ne sont pas des politiques et s'appuient sur les travaux des universitaires, des auteurs de manuels qui les interprètent - que de la culture professionnelle des enseignants. Ainsi, les travaux de Robert Paxton sur la France de Vichy étaient dans les programmes bien avant le discours du Vél' d'Hiv de Chirac, et l'histoire de l'esclavage a été introduite de façon plus vaste et nuancée que ne le suggérait la loi Taubira, en prenant en compte la durée du phénomène et la traite trans-sahélienne.
Au fond, les programmes sont aujourd'hui plus sensibles aux évolutions historiographiques et à la recherche d'une efficacité pédagogique qu'aux changements politiques, et de ce point de vue les polémiques actuelles ne sont, à bien des égards, qu'un remake médiocre du débat de la fin des années 1970.

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