mercredi 4 juin 2014

Exposition sur l'art et les conflits au Louvre-Lens (à voir pour l'agrégation interne) Le Monde du 3 juin 2014.

Quand les artistes regardent la guerre en face (source de l'article Le Monde)


Des nombreuses expositions qui commémorent la première guerre mondiale, celle qui se tient au Louvre Lens, " Les Désastres de la guerre ", se distingue par sa conception et l'ampleur de son champ temporel et géographique. Elle s'étend au monde entier et à deux siècles, du Premier Empire à aujourd'hui. Elle mobilise la plupart des moyens d'expression visuelle en usage durant cette longue période, de la peinture selon George Grosz ou Felix Nussbaum à l'installation selon Mona Hatoum ou Jean-Jacques Lebel. La photographie y tient une place centrale, de Roger Fenton à Sophie Ristelhueber, et le cinéma n'en est naturellement pas absent.
Cela fait autour de 200 artistes et de 450 œuvres et documents, répartis en douze chapitres avec clarté et sobriété. Une vingtaine de conflits y sont étudiés, dont quelques-uns auxquels on ne songe guère d'habitude en France, la guerre de Sécession aux Etats-Unis de 1861 à 1865 ou celle des Boers en Afrique du Sud de 1899 à 1902.
Pourquoi cette ampleur ? Pourquoi avoir commencé il y a si longtemps et être allé voir si loin ? Ce n'est pas le souci de l'exhaustivité qui a animé l'auteure de l'exposition, l'historienne Laurence Bertrand Dorléac. Elle n'a pas cherché à énumérer toutes les batailles des deux derniers siècles. Il y en a eu infiniment trop, des mondiales et locales, des civiles et des coloniales – ce que chacun sait. Chacun sait aussi, du moins de façon théorique, l'horreur des affrontements et des carnages. Le propos des " Désastres de la guerre " est plus précis et va au-delà de l'émotion et de l'effroi en développant une analyse historique. Ce qui n'empêche pas certains moments du parcours d'être extrêmement douloureux. On y passe en silence, comme dans un mausolée.

Pourquoi est-il nécessaire de rappeler la guerre de Sécession et sa presque contemporaine, la guerre de Crimée (1854-1856) ? Parce qu'elles sont marquées par l'apparition de deux phénomènes éminemment modernes, l'industrialisation technique de la guerre et sa photographie. Pourquoi la guerre des Boers ? Parce qu'y a été pratiqué pour la première fois de façon systématique l'enfermement des populations civiles considérées comme ennemies dans des camps de déportation et de concentration. L'extermination n'y était pas encore accomplie comme elle l'a été par les gaz et les fours crématoires à Auschwitz et à Treblinka, mais la famine et la dispersion des familles étaient déjà les règles. On sait comment elles ont servi depuis, des Balkans à l'Afrique, et comment elles continuent à servir.
C'est après la deuxième ou troisième salle que l'on comprend pourquoi la visite commence théâtralement par l'une des versions du Premier consul franchissant le Grand-Saint-Bernard, de David. Ce n'est pas par goût de l'épopée, encore moins par piété napoléonienne. Cette toile est le contre-exemple, contre lequel ce qui suit a été réuni : contre l'exaltation martiale, contre la grandiloquence patriotique, dont on constate qu'elle peut toujours entraîner des foules aujourd'hui. A peine le David passé, il y a des Géricault funèbres, soldats et chevaux blessés, et un admirable Goya, peinture de la guerre d'Espagne au temps de Napoléon Ier. On fusille des femmes, on s'assassine à bout portant, un homme écarte les bras sur fond de ciel. On dirait le républicain espagnol dont Robert Capa a photographié la mort. Entre le David et le Goya, le sens de l'exposition se joue : le culte du héros ou la vérité de la mort.
A plusieurs reprises, " Les Désastres de la guerre " reprend ce principe d'opposition. Les belles images de la conquête de l'Algérie au temps de Louis-Philippe exécutées par Horace Vernet et ses pairs se détruisent d'elles-mêmes, parce qu'elles sont belles et propres justement. Même remarque pour l'inénarrable Paul Jamin, La Mort du prince impérial, épisode de la colonisation de l'Afrique. La section consacrée à la guerre de 1870 et aux chromos nationalistes qui ont suivi – Edouard Detaille, Emile Betsellère – fonctionne à l'identique. On y voit des œuvres rarement montrées, consternantes à tout point de vue, et intéressantes pour cette raison même. Leur propagande nationaliste affronte les caricatures de L'Assiette au beurre et, à partir de 1914, les clichés de débris humains sur le front de Verdun et de " gueules cassées " dans les hôpitaux de l'arrière. John Heartfield, Wolf Vostell et Martha Rosler travaillent, quant à eux, directement avec la matière même de la propagande, pour en faire éclater la fausseté : ils découpent, montent et superposent les preuves.
Une autre façon de faire surgir du sens, c'est d'introduire, en des points précis du parcours, des œuvres contemporaines qui actualisent violemment la démonstration. Ainsi, quand le Chinois Yan Pei-Ming repeint le Tres de Mayo de Goya, fait-il plus que signer une reprise puissante du chef-d'œuvre ancien : il rappelle que l'on fusille toujours autant, y compris dans son pays natal.
Ainsi encore, quand Laurence Bertrand Dorléac place dans la section " impériale " l'une des caricatures les plus atrocement bouffonnes de Napoléon dessinée par Maryan dans les années 1960, rappelle-t-elle à la fois la vérité cruelle du mythe : Maryan est un survivant de la Shoah, et son Napoléon vomissant n'est pas sans rapport avec son engagement dans la dénonciation de l'intervention américaine au Vietnam. La célèbre affiche And babies ? And babies qui stigmatise le massacre de My Lai en 1968 était au mur de son atelier – ce qui crée une relation avec la toile de Bernard Rancillac placée à proximité, qui traite elle aussi de ce massacre.
L'accrochage invite à de tels va-et-vient incessants dans le temps et l'espace. Ils tiennent le regard et la réflexion en alerte. Ils sont même obligés, puisque les guerres sont la matière préférée de l'actualité et le sujet le plus " vendeur " de la société du spectacle. Guy Debord est présent dans l'une des premières salles. Il aurait pu l'être tout aussi logiquement dans la dernière. Si Gerhard Richter, Markus Lüpertz, Jean-Jacque Lebel et Robert Morris sont là, il manque Georg Baselitz, Kader Attia, Pascal Convert ou Stéphane Pencréac'h…
Mais, à ce regret près, " Les Désastres de la guerre " est une exposition puissante, qui écrit et aide à penser la guerre en la montrant, simplement, par la seule force des œuvres qu'elle réunit et l'intelligence de leur accrochage : un travail historique remarquable.
philippe dagen

Les Désastres de la guerre.

Musée du Louvre-Lens, 99, rue Paul-Bert, Lens (Pas-de-Calais). www.louvrelens.fr Du mercredi au lundi de 10 heures à 18 heures. Entrée : de 8 € à 9 €. Jusqu'au 6 octobre.

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