mercredi 4 juin 2014

Les jeunes et le Front National

Beaucoup de nos élèves nous questionnent sur certains événements et enjeux politiques en France et dans le monde. Ils s'interrogent notamment sur la montée du Front National, sur son rejet de l'Europe communautaire, sur son rapport ambigu au capitalisme et au libéralisme. Face à toutes ces questions, comment leur répondre sans "faire de politique" et sans trop caricaturer ce parti politique qui est monté lors des dernières élections  en France parallèlement à une montée de l'extrême droite en Europe ?
Voici deux articles à mettre en parallèle pour mieux comprendre les relations des jeunes avec le FN.
Le premier article intitulé "Cette jeunesse que le Front National n'effraie pas" (Le Monde du 1er juin 2014) permet d'avoir le regard de quelques jeunes sur ce parti qui les attirent de plus en plus. Pour nous enseignants, ce reportage à Reims et à Auch, apportera des éléments de réflexion intéressants. Le deuxième analyse le timide mouvement de mobilisation des jeunes contre le FN le 29 mai dernier :

"Cette jeunesse que le Front National n'effraie pas"

"Ils habitent Auch ou Reims. S'ils ne votent pas tous Marine Le Pen, ils sont prêts à la laisser gagner

Sur la carte de France, elles se situent aux extrémités d'une diagonale. A l'est, Reims, sous-préfecture de la Marne, 180 000 habitants, ville réputée bourgeoise, administrée par un maire UMP, Arnaud Robinet. Au sud-ouest, Auch, préfecture du Gers, un bastion traditionnel de la gauche : en mars, ses 22 000 habitants y ont réélu dès le premier tour le maire socialiste Franck Montaugé. Ni l'une ni l'autre, lors des élections européennes du 25 mai, n'a placé en tête le Front national, même s'il y a enregistré des scores élevés (23 % à Reims, 17 % à Auch).

En allant à la rencontre d'une poignée de jeunes de ces deux villes, nous avons pourtant pu y mesurer l'indifférence face au scrutin, le rejet des politiques, l'imprégnation des discours par les thèses que défend Marine Le Pen. Et la tentation croissante de voter pour elle ou, à tout le moins, de la laisser s'imposer.


A deux pas de la gare de Reims, le lycée public Franklin-Roosevelt est un mastodonte de brique rouge. Imposant par sa capacité – 2 000 élèves – et son histoire. C'est là que fut signée la première partie de la capitulation de l'armée allemande, le 7 mai 1945. Adossés aux grilles qui surplombent les quais, Nicolas et Dylan, tous deux 19 ans et en terminale professionnelle " traitement de surfaces ", n'ont pas voté aux européennes. Le premier parce que " tous les candidats sont autant de menteurs ", le second parce que " s'abstenir c'est une forme de rébellion ", un " boycott " pour montrer qu'il n'a " plus confiance ".

Le FN en tête des élections européennes n'est pas une surprise, encore moins un choc. " C'est aux politiques d'être choqués, pas à nous ", explique Dylan, qui avoue pencher vers les extrêmes, " à gauche ou à droite ", selon les circonstances. Alors donner sa voix au Front national un jour, pourquoi pas ? " Ce parti a peut-être plus d'idées que les autres pour sortir la France de la merde. "

La " merde ", c'est la crise qui rend les fins de mois de plus en plus difficiles pour leurs parents, assistante maternelle et ouvrier pour ceux de Nicolas, aide-soignante et convoyeur de fonds du côté de Dylan. " On se soucie trop des pays qui n'ont rien à faire en Europe car ils ne partagent pas les mêmes valeurs, la même culture, la Roumanie, la Lettonie, tous les pays de l'Est, quoi. "

A 20 ans, Joris, lui aussi élève à Roosevelt en " prépa maths ", s'intéresse " un minimum " à la politique. Il est allé voter, ne dira pas pour qui – " plutôt à droite ou au centre ". Pas pour Mme Le Pen en tout cas, même s'il la juge " un peu plus soft " que son père. Sur l'immigration, il n'est pas d'accord avec le FN. " Le problème, ce n'est pas d'empêcher les étrangers de venir, mais plutôt de sanctionner ceux qui profitent du système, en leur enlevant leur naturalisation, par exemple. " En revanche, sur l'Europe, le Front national " n'a pas tort " à ses yeux : " Il faut réduire l'Europe aux pays qui - la - méritent vraiment. "

Rue de Trianon, à la sortie de la mission locale pour l'emploi, le sujet électoral ne passionne pas N'Diaye, 20 ans, qui vient de terminer un stage de cuisinier et espère en trouver un autre. " J'irai voter un jour ", assure ce Français originaire de Côte d'Ivoire. Sophie, elle, est venue directement proposer ses services à la mission locale. Sans emploi depuis quatre mois, la jeune trentenaire se verrait bien travailler dans l'insertion. Plutôt " écolo ", elle a donné sa voix dimanche au parti Nouvelle Donne, " le seul à proposer des choses concrètes ". Elle ne votera jamais FN, c'est évident, mais ne s'inquiète pas pour autant d'une Marine Le Pen présidente de la République. " De toute façon, si elle passait, pas plus que les autres elle ne pourrait faire ce qu'elle promet. "

A l'autre bout de la France, Auch, et des jeunes qui n'ont plus ces hésitations. " Ah oui, ça, je suis bien contente ! " D'une traite, comme elle dirait un soulagement, Laura répond, à la sortie de l'agence Pôle emploi, dans un quartier excentré, entre stade et supermarché Aldi. Elle est au courant du résultat du FN aux européennes. Et franchement s'en réjouit, quand bien même elle n'a pas voté. En legging et tongs de jour sans travail, elle déroule en quelques phrases son existence de jeune femme de 21 ans " un peu oubliée ".

Les week-ends à cuire des frites, dès 18 ans, histoire d'aider les parents qui ne s'en sortent pas. Un BTS de commerce. Mais pas mieux ensuite qu'un boulot d'hôtesse de caisse chez Lidl, où " les gens vous regardent comme une bonne à rien ". " Ça sert à rien de se trouer le cul à faire des études. Si t'es pas pistonnée, t'as rien. " Pas davantage que 100 heures de travail par mois, et un salaire de 1 000 euros qui s'envole en loyer, essence, crédit auto, " trucs Internet et courses ". " J'ai eu ma paie aujourd'hui. Mais sur mon compte, y a déjà plus que 400 euros. "

Son compagnon a par bonheur décroché un CDI chez McDo, et donc, par malheur, fait sauter l'APL qui leur était versée pour le loyer. " On s'en sort pas. On en a marre que toutes les aides aillent aux gens qui ne sont pas forcément français. J'ai vu un reportage sur W9, ça m'a scandalisée de voir qu'on donnait de l'argent aux Roumains pour qu'ils rentrent chez eux ! On commence à devenir racistes. " Aux prochaines présidentielles, Laura votera, et ce sera pour Marine Le Pen.

Jérémy, 22 ans, a sauté le pas dès les élections européennes. Lui aussi arrive, démarche lasse, pochette plastifiée sous le bras, à Pôle emploi. " Des rigolos. En un an, j'ai dû avoir un rendez-vous. Ils ne se préoccupent pas de nous. Hollande, il n'a pas la notion de la catastrophe qu'on vit. " " Marine ", elle, se préoccupe des jeunes en galère, croit-il.

Un an qu'il tente de convertir son CAP de bûcheron en emploi susceptible de l'extirper de chez ses parents et d'un quotidien sans avenir. " Mais les patrons disent qu'ils sont trop taxés. En apprentissage, j'ai bien vu : ils prennent cinq Marocains, payés 900 euros. Ils en déclarent un, au cas où il y aurait un accident. " En 2013, Jérémy trouvait encore des missions en intérim. Cette année, même plus. Ses 900 euros de chômage s'arrêtent dans deux mois. " Y a de quoi péter un plomb ", avertit le jeune homme, fronçant ses sourcils piercés.

Sortant d'un restaurant à kebabs du centre-ville, Mathieu et Julien, la vingtaine à peine entamée, espèrent que l'école de commerce qu'ils s'apprêtent à intégrer, après leur BTS de commerce, leur permettra de trouver mieux qu'un emploi sous-payé au porte-à-porte. Ils ont voté, préférant Nicolas Dupont-Aignan ou l'UMP à Marine Le Pen. Ils ont " des valeurs ", savent que " la France ne peut pas devenir un village gaulois ". Mais comprennent tout de même que certains amis de leur âge, " pas des fachos ", aient été séduits par le FN.

Trop d'assistés qui ne font rien de leur vie. Trop de récidivistes ressortant du commissariat à peine arrêtés. Trop de magouilles dans tous les partis, même à l'UMP. De villages dont les supérettes ferment… Et ces trois jeunes, récemment poignardés au sortir d'une boîte de nuit ? " Quand il arrive des histoires, c'est un peu toujours les mêmes personnes… Alors le raccourci est vite fait. " Eux, pour l'instant, essaient de ne " pas tomber dedans ". A les entendre peser chaque mot, on mesure leur lutte.

Pascale Krémer"


Deuxième article tiré du Monde eu 31 mai 2014 :

Malgré le choc des européennes, timide mobilisation des jeunes contre le FN


Dix mille lycéens et étudiants ont manifesté dans toute la France jeudi, loin des foules de 2002

A20 ans, Myriam Simon en est à sa deuxième manifestation anti-FN. La première fois, c'était le 21 avril 2002. Elle avait 8 ans, et accompagnait ses parents. Le candidat d'extrême droite accédait alors au second tour d'une élection présidentielle. Douze ans plus tard, elle redescend dans la rue pour dénoncer une nouvelle victoire historique du Front national : le 25 mai, le parti de Marine Le Pen est arrivé en tête des élections européennes.
Comme elle, quelque 10 000 jeunes (dont une grande majorité à Paris) ont manifesté dans toute la France, jeudi 29 mai, pour " lancer un cri de colère et d'incompréhension " devant la performance du parti d'extrême droite. Mais 2014 n'est pas 2002 : pendant quinze jours, des centaines de milliers de personnes étaient descendues dans la rue, jusqu'à 1,5 million le 1er mai 2002. Douze ans plus tard, le séisme ne semble plus provoquer que de faibles secousses.
Echec ? Les organisateurs mettent en garde : " Ce n'est que le début du sursaut ", assure William Martinet, président de l'Union nationale des étudiants de France (UNEF). Vendredi 30 mai, une réunion devait se tenir avec toutes les associations (les lycéens de l'UNL et de la FIDL, les jeunes militants radicaux, socialistes et écologistes, mais aussi la Maison des potes, Osez le féminisme…) pour décider des suites du mouvement.
Quoi qu'il en soit, le contexte n'est pas le même. En 2002, la surprise avait été totale. Aucun sondage n'avait placé Jean-Marie Le Pen en deuxième position du premier tour devant Lionel Jospin. Le pays découvrait que le confortable duel droite-gauche, inlassablement renouvelé depuis 1958, pouvait disparaître du jour au lendemain.
Par ailleurs, l'enjeu, en 2002, était la désignation du chef de l'Etat, élection reine de la Ve République. Les élections européennes sont, au contraire, très peu mobilisatrices. " La désignation de députés européens frontistes n'est pas un motif de mobilisation, confirme Anne Muxel, sociologue au Centre de recherches politiques de Sciences Po. Par ailleurs, le contexte politique est particulièrement délétère et la défiance est maximale. Ce relatif retrait des jeunes, tant des urnes que de la mobilisation collective, marque une panne d'adhésion. Se battre “contre” suppose aussi de se battre “pour”… Et les figures d'identification politiques comme les projets collectifs manquent indéniablement. "
Or, douze ans après la percée de Jean-Marie Le Pen dans la course à l'Elysée, le travail de dédiabolisation mené par sa fille Marine à la tête du Front national démontre une fois de plus sa redoutable efficacité. Notamment auprès de la jeunesse. Selon les sondages, 30 % des électeurs de moins de 35 ans ont voté pour le FN le 25 mai.
Toujours selon les sondages, 70 % des jeunes ne se sont pas déplacés, manifestant notamment leur défiance à l'égard des vieux partis, usés par le pouvoir, les scandales et d'incessantes luttes intestines. " Ça fait douze ans qu'on entend dire que Le Pen progresse, c'est le drame à chaque élection, se désole Charlotte Boisson, 35 ans, présente dans le cortège parisien aux côtés des lycéens et des étudiants. Du coup, les gens ne votent plus, ne se mobilisent plus ; ils ont l'impression que c'est inéluctable. Un jour, on va se retrouver avec un président FN, sans comprendre ce qui nous arrive ! Aujourd'hui, on devait venir à vingt-cinq, nous ne sommes finalement que deux – les autres étaient fatigués… ", soupire-t-elle.
Entre-temps, il est vrai, la gauche a semblé délaisser la rue, investie par une droite arc-boutée contre le mariage pour tous. Au début des années 2000, dans la foulée des altermondialistes, c'est la gauche mouvementiste qui occupait cet espace.
Les manifestants du 29 mai ont rappelé qu'il existait toujours une " autre " jeunesse, viscéralement attachée aux valeurs démocratiques et opposée à l'extrême droite. L'un des premiers à l'avoir clamé est un lycéen marseillais de 17 ans, Lucas Rochette-Brelon. " Le soir du scrutin, raconte-t-il, j'ai entendu le présentateur de France 2 Laurent Delahousse dire que le score du FN ne conduirait probablement personne à sortir dans la rue. J'ai eu envie de lui démontrer le contraire. " Il ouvre immédiatement une page Facebook pour lancer " une marche citoyenne anti F-Haine " à Marseille.
C'est son cri de ralliement que les douze organisateurs des manifestations du 29 mai entendront, avec un léger différé. " J'ai été surpris par l'absence de mobilisation dimanche ", confie François-Xavier Hutteau, de la FIDL Ile-de-France, qui regrette " la frilosité des organisations, incapables de se rassembler de manière spontanée. Ça aussi, c'est la crise de l'engagement politique. "
" Nous ne sommes pas à l'origine de cette mobilisation, reconnaît Laura Slimani, présidente du Mouvement des jeunes socialistes. On n'est pas en 2002. Ma génération n'a pas connu le même choc. Même s'il était important de marquer le coup, on ne peut pas continuer à combattre le FN de la même manière. Notre stratégie, c'est de démasquer le FN en déconstruisant son programme. "
Beaucoup de manifestants de jeudi n'ont pas encore voté. Ils anticipent donc déjà la prochaine présidentielle. " Le FN n'est pas le premier parti de France, souligne Myriam Simon. Il ne représente que 25 % des 40 % de Français qui ont voté. Je dis aux jeunes : mobilisez-vous en 2017 ! "

Aurélie Collas et Benoît Floc'h

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