lundi 14 septembre 2015

La carte, le territoire et la politique (extrait d'un article de Médiapart)

LES CARTES PRENNENT DE PLUS EN PLUS DE PLACE DANS LES MÉDIAS ET LE DÉBAT PUBLIC. LA QUESTION DES REPRÉSENTATIONS CARTOGRAPHIQUES EST DEVENUE CENTRALE POUR COMPRENDRE LES TERRITOIRES ET SERVIR LA POLITIQUE OU L'ANALYSE EN SCIENCES SOCIALE. CE THÈME, AU COEUR DE NOS DISCIPLINES ET INSCRIT EN INTRODUCTION DU PROGRAMME DE GÉOGRAPHIE DES CLASSES DE TERMINALE, EST ICI ANALYSÉ AVEC UNE GRANDE PERTINENCE ET À TRAVERS UNE DIMENSION À LA FOIS HISTORIQUE ET SOCIOLOGIQUE PAR LE JOURNALISTE JOSEPH CONFAVREUX. VOICI DONC QUELQUES EXTRAITS DE CET ARTICLE INTITULÉ "LA CARTE, LE TERRITOIRE ET LA POLITIQUE" QUE VOUS POUVEZ RETROUVER SUR LE SITE DE MEDIAPART. 
DL 

"Peu d’ouvrages de sciences sociales récents ont suscité autant d’intérêt médiatique et politique que ceux du démographe Emmanuel Todd et du géographe Christophe Guilluy. Alors que les essais font leur rentrée, comment comprendre cette nouvelle hégémonie de la cartographie et des problématiques territoriales dans la description de la société ?


[…] les deux chercheurs [Emmanuel Todd et Christophe Guilluy] se révèlent néanmoins être à la fois les catalyseurs et les révélateurs du fait que la cartographie devient le véhicule préféré du débat public et politique en France. Un phénomène nouveau ? Pas tant que ça, tant avec les travaux d’André Siegfried, la transcription des résultats électoraux à travers des cartes se trouve au fondement même de la science politique."
« Entre 1913 et 1960, confirme Emmanuel Todd, la science politique française, c’est avant tout la cartographie électorale, éclipsée ensuite par le sondage d’opinion, qui donnait l’impression de pouvoir tout atteindre, puisqu’on pouvait poser toutes les questions et étudier toutes les attitudes. Mais le sondage d’opinion a deux défauts : il détruit la perception de l’espace et réduit la perception de l’humain à ses opinions conscientes. Si les cartes mettent les gens dans un tel état, c’est qu’avec elles, il est beaucoup plus difficile de mentir. Elles décrivent des comportements objectifs, pas des opinions. »
Pour le géographe Jean Rivière« le statut d’icône médiatique de la carte n’est pas récent, mais a évolué. La force de la preuve par l’image est quelque chose de classique. Mais aujourd’hui on a des cartes à la fois plus fines en termes d'échelle d'analyse et plus faciles à réaliser pour des non-géographes, grâce au développement des open data et à l’accessibilité accrue de la prise en main technique. Elles sont aussi adaptées à l’essor de la presse en ligne, notamment avec des cartes interactives. La convergence des deux phénomènes que sont la délégitimation des sondages d’opinion et l’accessibilité accrue des outils géographiques entraîne aussi une redécouverte de la carte par les politistes ».
[…] La cartographie se situe en effet à la jonction de questions scientifiques et politiques, et sa mode actuelle tient non seulement à sa capacité à révéler et exprimer certains phénomènes sociaux, mais sans doute aussi à en reléguer ou en déplacer d’autres. Pour le professeur au CNAM Laurent Davezies, auteur de La Crise qui vient – La nouvelle fracture territoriale« la montée de la question du territoire aux dépens de la question sociale est notamment liée à l’effondrement du marxisme. La question sociale est minée, alors que, sur le territoire, on peut trouver du consensus et du compromis historique. La gauche et la droite peuvent se retrouver pour dénoncer les inégalités territoriales, même si elles ne mettent pas la même chose sous ce terme. Pourtant la question des inégalités territoriales demeure un triangle des Bermudes conceptuel. L’idée que la lutte contre le creusement des inégalités territoriales serait une modalité progressiste de la lutte contre les inégalités sociales est particulièrement discutable ». 
Cette relégation de la question sociale au profit de la question territoriale n’est pas sans effets, comme l’indique Emmanuel Todd. « En s’incarnant dans des phénomènes de relégation territoriale, la question sociale change de sens. Quand on pense "question sociale", on pense verticalement, avec des gens qui sont dans un même lieu et sont prêts à se mettre les uns sur les autres. Avec le spatial, on pense moins la lutte des classes que la séparation des classes. Ce qui est pour moi encore plus violent, car une société de lutte des classes est une société saine, au contraire d’une société où les classes sont séparées. »

La montée en puissance de l’usage de la carte pour comprendre les comportements sociaux a donc bénéficié de la remise en question des sondages, des progrès techniques en matière de cartographie, de l’essor de la presse en ligne ou de l’inadéquation entre les transformations de la société et les catégories constituées jusque-là pour l’analyser.
[…] La question est particulièrement sensible pour l’école, où plusieurs monographies ont montré que, contrairement à ce que l’on avait longtemps cru, un élève en difficulté « plongé » dans une bonne classe voyait le plus fréquemment son retard s’accentuer. Il existe des conditions particulières pour que la mixité sociale soit bénéfique, dans le quartier comme à l'école. Mais, précise encore Patrick Simon, « si on transpose cela à l’échelle territoriale, là encore les conclusions demeurent ambiguës. Si cela peut être plus dur pour un élève venant d’un quartier défavorisé de se retrouver dans une bonne école où l'accompagnement ne prend pas en compte sa situation, une famille pauvre dans un quartier aisé bénéficiera de certaines externalités positives des plus riches, notamment de meilleures écoles, mais y perdra en termes de réseaux de solidarité et de ressources sociales correspondant à ses besoins »
Une complexité des problématiques sociales et territoriales à mettre en regard avec l’efficacité politique et discursive, parfois simplificatrice, des cartes. « Guilluy a allumé le pétard du spatial et du social », juge Laurent Davezies. Il ne semble pas près de s’éteindre. "

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